Chronique

« Les centres commerciaux tuent la ville »

La ville n’a plus de secret pour Thierry Paquot. Éditeur de la revue Urbanisme, professeur à l’Institut d’urbanisme de Paris, auteur de nombreux livres sur la ville. Il se qualifie d’ailleurs de « philosophe de l’urbain ». Son dernier ouvrage, Désastres urbains, porte sur les grands projets, notamment les centres commerciaux. Je lui ai posé quelques questions dans la foulée du dévoilement du projet Royalmount…

Votre livre Désastres urbains : les villes meurent aussi, publié ces dernières semaines, porte sur les « grands projets » qui uniformisent les paysages. Les centres commerciaux en sont un bon exemple, dites-vous, ce pour quoi vous refusez de les fréquenter…

Je n’ai jamais apprécié les centres commerciaux, ni leurs trop vastes parkings, ni leur musique standardisée et leur ambiance confinée. Pour moi, faire les courses relève plus d’une obligation que d’un plaisir. Je préfère aller vite en fréquentant les boutiques de mon quartier et surtout, le marché hebdomadaire. Les commerçants me connaissent, on échange deux mots, je salue des voisins, c’est moins anonyme et distant que la « grande surface ». Dès mon premier séjour à Montréal, d’ailleurs, j’ai été agréablement surpris par le dépanneur aux horaires extensibles…

Certains élus pensent, à Montréal comme ailleurs, qu’un centre commercial peut pourtant dynamiser un quartier, voire une ville. Est-ce exact ?

Il n’existe aucune corrélation entre l’ouverture d’un centre commercial, la création d’emplois et l’attractivité d’un quartier. Par contre, on peut évaluer le nombre de commerces qui ferment aux alentours du nouveau centre commercial, qui ne « fait » pas ville, au contraire même puisqu’il tue les boutiques de rez-de-chaussée qui avec leurs vitrines animent le quartier.

Certains font quand même miroiter des milliers d’emplois…

Il faut s’interroger sur ces éventuels emplois créés. Ce sont des métiers ? Non, ce sont plutôt des jobs précaires, sans aucune qualification, sans possibilité de promotion… Une des rares études économiques sur ce sujet affirme que pour un emploi créé par le centre commercial, ce sont trois emplois « locaux » qui disparaissent. Les élus sont obnubilés par des chiffres, peu importe si ces derniers sont ou non vraisemblables. C’est de l’intox !

Mais vous citez Henri Pirenne, dans votre ouvrage, qui disait que « la ville est fille du commerce », non ?

L’historien belge avait en tête la période qu’il étudiait, à savoir le Moyen-Âge, où les foires jouaient un rôle économique de première importance, c’est aussi à cette époque que les marchands ambulants se fixent en ville et ouvrent des boutiques contrôlées par des guildes.

Aujourd’hui, la banlieue tente de copier la ville… et la ville tente de copier la banlieue. Est-ce que ce genre de stratégies peut réussir ?

Il est en effet curieux de constater qu’à l’heure où des centres commerciaux désertés deviennent des friches, de nouveaux projets gigantesques se mettent en place en misant sur une clientèle captive importante, pour qui la vraie vie serait de consommer encore et encore au rythme des modes et de l’obsolescence programmée ! Il est vrai que des familles entières se rendent avec plaisir dans ces immenses centres commerciaux qui possèdent aussi des patinoires, des aquariums, des pistes de ski, des cirques et même parfois des musées ou des galeries d’art ! Le consommateur type n’existe qu’un temps. En effet, soit par difficulté économique de renouveler ses crédits, soit par suraccumulation d’objets inutiles, il commence à décroître et trouve d’autres finalités à son existence.

Et pourtant, la tendance est aux gros centres commerciaux, qui se multiplient comme des champignons…

Vous avez raison, la tendance est encore au mastodonte comme le DIX30 ou le Quinze40. Et leurs promoteurs rusent en piétonnisant le réseau de communication interne réservé à une population qui y viendra en voiture ! Si la ville agréable est piétonne, elle n’est pas un parc à thème (ici les spectacles, là les commerces), elle est composite, variée, insolite, surprenante, joyeuse, gratuite !

Comment la ville doit-elle réagir face à cette concurrence venant de la banlieue ?

Je pense que la ville est toujours plurielle, il faut donc dire « les villes » et aucune n’entretient les mêmes relations avec ses banlieues. Mais l’urbanisation planétaire s’effectue avec, sans et parfois contre les villes. Comment « faire ville », y compris dans les banlieues ? En cultivant l’esprit des villes, celui-ci repose sur trois qualités, l’urbanité, la diversité et l’altérité. Si une vient à manquer, tout s’écroule ! L’urbanité est la capacité de chaque citadin à être accueillant, disponible, ouvert. La diversité consiste en la variété des habitants qui mélangent âges, sexes, langues, religions et croyances, provenances et activités. Quant à l’altérité, elle magnifie les différences entre les humains et les relations entre ceux-ci et le monde vivant (faune et flore). Autant dire que le centre commercial, l’enclave résidentielle sécurisée, le gratte-ciel, le pavillonnaire éparpillé, par exemple, ne réunissent jamais ces trois qualités. Et ne font donc pas ville.

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