Réjean Ducharme  1941-2017

Une vie d’énigmes

1941

Naissance le 12 août à Saint-Félix-de-Valois, dans Lanaudière. Sa mère est Nina Lavallée et son père, Omer Ducharme. Il fait son éducation chez les Clercs de Saint-Viateur, à Joliette, et quelques années à l’École Polytechnique de Montréal. Selon la légende (écrite par lui), il se serait engagé dans l’aviation canadienne et aurait fait un séjour dans l’Arctique.

1966-1968

Publication de L’avalée des avalés chez Gallimard, en France. La consécration est immédiate, et le roman sera finaliste au prix Goncourt. Réjean Ducharme aurait soumis en même temps que L’avalée des avalés les manuscrits du Nez qui voque et de L’océantume, qui seront publiés coup sur coup par la même maison.

1968-1970

Les pièces Le Cid maghané et Le marquis qui perdit sont montées.

1969 

Publication de La fille de Christophe Colomb.

1973

Publication de L’hiver de force. Il reçoit le prix du Gouverneur général.

1976

Publication des Enfantômes. Il reçoit le prix Québec-Paris.

1976-1978 

Les pièces Ines Pérée et Inat Tendu et HA ha !… sont montées, cette dernière par Jean-Pierre Ronfard.

1979

Sortie du film Les bons débarras de Francis Mankiewicz, scénarisé par Réjean Ducharme. Il sera sélectionné pour l’Ours d’or au Festival de Berlin et remportera de nombreux prix Génie, notamment celui du scénario. 

1976-1990

Durant cette période, Réjean Ducharme ne publie aucun roman. Mais il aura écrit des paroles de chansons pour Robert Charlebois et Pauline Julien, notamment Mon pays (ce n’est pas un pays c’est une job), Le violent seul, Manche de pelle et Heureux en amour

1981

Sortie du film Les beaux souvenirs de Francis Mankiewicz, scénarisé par Réjean Ducharme.

1990

Publication de Dévadé. Il reçoit le prix Gilles-Corbeil, qui souligne l’ensemble de son œuvre.

1994

Publication de Va savoir. Il reçoit le prix Athanase-David, qui récompense l’ensemble de son œuvre, ainsi que le prix du Gouverneur général.

1999

Publication de Gros mots. Il est, avec François Cochet, le dernier lauréat du Grand Prix national des lettres en France.

2000

Il est nommé officier de l’Ordre national du Québec.

2011

La pièce HA ha !… est présentée au TNM dans une mise en scène de Dominic Champagne. 

2000-2016

C’est généralement le silence radio de la part de Ducharme, interrompu par moments par des portraits qui tentent en vain de percer le mystère. Depuis sa première expo en 1985, sous le nom d’artiste Roch Plante, il fabrique des sculptures à partir d’objets trouvés, qu’il nomme « Trophoux », et qui sont vendues dans des galeries. Le dernier texte qu’on a officiellement reçu de lui a été lu par sa compagne, Claire Richard, au festival Québec en toutes lettres de 2011, dont il était la tête d’affiche. 

2016

Mort de sa compagne Claire Richard.

2017

Mort de Réjean Ducharme, le 21 août à Montréal.

— Chantal Guy, La Presse

Réjean Ducharme 1941-2017

La mort d’un mythe

Réjean Ducharme, l’un des plus grands écrivains québécois, pilier incontestable de notre littérature, nous a quittés le 21 août, à l’âge de 76 ans. Mais comment un homme qui s’est toujours dérobé aux regards peut-il disparaître ? L’écrivain, en forgeant sa légende avec les mots seulement, ne nous a-t-il pas prouvé, de façon magistrale, dans une absence médiatique farouchement préservée pendant toute une vie, que seuls les écrits restent et peuvent tendre à l’éternité ? Portrait d’un géant invisible.

Dans l’histoire de la littérature québécoise, toujours si jeune et, de ce fait, si pleine de promesses encore, on peut compter sur les doigts d’une main les monstres sacrés. Réjean Ducharme en faisait partie.

Il a appartenu, à sa façon unique, à cette cohorte d’écrivains qui a frappé de plein fouet les lettres dans les années 60 : Marie-Claire Blais, Hubert Aquin, Jacques Ferron, Anne Hébert, Michel Tremblay, Victor-Lévy Beaulieu ou Jean Basile. En fait, le seul autre mythe auquel on peut comparer Ducharme au Québec est celui d’Émile Nelligan, qu’il évoque d’ailleurs abondamment dans ses romans, ses personnages citant souvent le poète tragique. Ou alors J.D. Salinger aux États-Unis, avec qui il partage la même détestation de la vie publique. 

Tout commence en 1966, lors de la parution chez Gallimard de L’avalée des avalés – ses trois premiers manuscrits avaient été refusés par Pierre Tisseyre –, devenu rapidement un classique lu par des générations de jeunes Québécois. 

« Nous n’avons rien lu de plus poétique, de plus imprévu, de plus original depuis de longues années », avait écrit Alain Bosquet dans Le Monde au sujet de ce premier roman qui s’était retrouvé en lice pour le prix Goncourt.

Bérénice Einberg entre dans la littérature par ces mots : « Tout m’avale. Quand j’ai les yeux fermés, c’est par mon ventre que je suis avalée, c’est dans mon ventre que j’étouffe. Quand j’ai les yeux ouverts, c’est par ce que je vois que je suis avalée, c’est dans le ventre de ce que je vois que je suffoque. Je suis avalée par le fleuve trop grand, par le ciel trop haut, par les fleurs trop fragiles, par les papillons trop craintifs, par le visage trop beau de ma mère. » 

Cette passion de Bérénice pour sa mère, on la retrouvera chez l’inoubliable Manon (Charlotte Laurier) du film Les bons débarras de Francis Mankiewicz, d’après un scénario de Ducharme, considéré comme l’un des plus grands films de notre cinématographie.

Ceux qui l’ont vu se souviennent de ces mots d’amour déchirants de la fillette à sa mère : « On sortirait ensemble. On passerait à cent milles à l’heure. Puis on aurait un accident… un gros. On perdrait beaucoup de sang. Ton sang se mélangerait avec le mien… dans l’asphalte. Puis il pousserait une fleur… dans l’asphalte… pas arrachable, pas cassable, pas écrapoutissable… T’aimerais pas ça, toi ? » 

Inventif et invisible

Mais en 1966, le fait d’être publié par la prestigieuse maison Gallimard à Paris et surtout le style fulgurant et inventif de l’auteur qui n’a que 24 ans suscitent un engouement spontané, renforcé par le refus obstiné de Ducharme de jouer le jeu de la célébrité. À part quelques maigres entrevues arrachées à l’écrivain au début de sa carrière – notamment avec Gérald Godin – et quelques rares photos qui servent encore aujourd’hui à le représenter, on n’entendra plus parler de lui que par ses œuvres. « Je ne veux pas que l’on fasse de liens entre moi et mon roman », disait-il à Godin. 

Hormis cela, personne ne peut alimenter aujourd’hui sa nécrologie avec ses interviews. Cette absence nourrira en même temps les fantasmes. On peine à croire qu’un tel roman ait pu être écrit par un jeune Québécois inconnu, on cherchera longtemps l’arnaque, jusqu’à cette rumeur qui a circulé un temps selon laquelle la comédienne Luce Guilbeault aurait été en fait la véritable auteure derrière le nom de Ducharme ! 

Gallimard restera fidèle à cet écrivain hors normes, qui lui a envoyé un tas de manuscrits en bloc, ayant essuyé des refus au Québec. Paraissent à la queue leu leu Le nez qui voque, L’océantume et La fille de Christophe Colomb. Chaque fois, son talent sidère les lecteurs. Son érudition évidente (ce serait un lecteur acharné), qu’il aime mêler à la culture populaire, sa prose truffée de néologismes inventifs et d’allitérations, le côté rebelle et beautiful losers de ses personnages, toujours en lutte contre le monde entier – plus particulièrement celui des adultes – feront de nombreux émules, pour le meilleur et pour le pire. Souvent imité, jamais égalé.

On ne compte plus le nombre de romans québécois proposant comme narrateurs des enfants géniaux qui maltraitent poétiquement la langue – voilà ce que l’on peut appeler une influence littéraire, sinon un héritage. 

Nombreux sont ceux qui ont peut-être pris au sérieux cette adresse « au jeune homme de lettres » au début de La fille de Christophe Colomb : « N’attends pas après les lecteurs, les critiques et le prix Nobel pour te prendre pour un génie, pour un immortel. N’attends pas. Vas-y ! Profites-en ! Prends-toi tout de suite pour un génie, pour un immortel ! »

Le mystère demeure entier 

Après Les enfantômes, ce sera un long silence romanesque de presque 15 ans, mais Réjean Ducharme ne chômera pas pour autant. Il est d’ailleurs à l’origine de la plus belle « toune de shop », chantée par Charlebois : Mon pays (ce n’est pas un pays c’est une job), reconnaissable dès les premiers mots sur un air de blues : « Ça arrive à manufacture, les deux yeux farmés ben duuuur… » 

Il y a toujours cet éloge de la paresse chez Ducharme, la rébellion intacte de l’enfance contre tout ce qui nous écrase et nous aliène. Dans ces années-là, Ducharme écrit des chansons, des pièces, des scénarios et commence à créer des sculptures à partir de déchets trouvés dans ses promenades à Montréal, qu’il expose sous le nom de Roch Plante et qu’il nomme des « Trophoux ». Dès que cela se saura, on se précipitera dans les années 80 à la galerie Pink dans l’espoir de le croiser, en vain (ou sans le savoir, car comment le reconnaître ?). 

En 1990, c’est l’émoi : Réjean Ducharme publie un nouveau roman, Dévadé. Il en publiera trois pendant cette décennie, avec Va savoir et Gros mots, et ce sont probablement les moins lus aujourd’hui, ses premiers romans faisant ombrage aux plus récents.

Le critique Réginald Martel écrivait à ce sujet en 1994 dans La Presse : « M. Réjean Ducharme, la cinquantaine, a renoué avec le genre qui l’a fait connaître et surtout méconnaître. Il y fallait un certain courage – celui du désespoir ? – car le mythe ducharmien avait depuis belle lurette obscurci l’œuvre elle-même. Certes, on ne lit plus les premiers romans : on les a respirés avec l’air du temps, comme un peu tout le monde, on les a dans ses fibres ; mais à ce jeu, le romancier risque de décevoir des attentes qui ne sauraient même pas être formulées. Renouement ne signifie pas répétition, il s’en faut de beaucoup. Assurément, les récents romans de M. Ducharme, Dévadé, puis Va savoir, qui vient de paraître, appartiennent comme les premiers à une littérature du refus, à une littérature créatrice. » 

Sans âge

Encore une fois, on tentera de percer le mystère Ducharme, notamment dans une belle enquête de L’actualité en 2000. Encore plus mystérieux, on n’y sera jamais parvenu. Fidèle à ses convictions, il sera resté caché, et son entourage se sera montré, tout au long de sa vie, très respectueux de son intimité.

À part un photographe du Nouvelliste dans les années 60, il n’a pas été « paparazzité », personne n’a voulu commettre l’odieux de le piéger, même si son adresse était connue de plusieurs.

Ce respect généralisé est très particulier, comme si Réjean Ducharme, visionnaire dans son attitude, incarnait à lui seul l’antithèse absolue de notre époque selfie, voire son ennemi juré. Ainsi donc, la mort l’aura avalé, un an après celle de sa complice et protectrice, Claire Richard.

Les Bérénice, Manon, Mille Milles, Chateaugué, Iode Ssouvie, André et Nicole Ferron, Vincent, Bottom et Johnny sont orphelins de leur créateur. Pour ses proches, c’est le vrai deuil et nous transmettons nos condoléances. Mais pour tous ses lecteurs, Réjean Ducharme ne peut être mort, puisqu’il n’a jamais existé ailleurs que dans ses livres, qu’on n’a qu’à ouvrir pour le retrouver. Intact et sans âge. Un monument de mots à qui on ne pourrait faire plus grande insulte que de lui ériger une statue. Et à qui on a envie de dire : Adieu, M. Ducharme. C’est un honneur de ne pas vous avoir rencontré…

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