Les « révolutionnaires » au pouvoir

On a beau savoir qu’il a 33 ans, ça fait drôle de le rencontrer dans le grand bureau « de coin » de la Maison du Barreau, où tant de bonzes ont officié avant lui.

C’est un peu comme si le président de l’association étudiante s’était installé dans le bureau du recteur…

J’attendais Paul-Matthieu Grondin, nouveau président de l’Ordre des avocats, et je regardais en souriant les portraits de ses prédécesseurs des 168 dernières années. C’étaient généralement des avocats bien établis, des plaideurs de renom bien souvent. Ils ont été premier ministre (Maurice Duplessis !), ministre de la Justice (Serge Ménard), juge à la Cour suprême (plusieurs) ou à d’autres cours (on ne les compte plus).

Paul-Matthieu Grondin n’a même pas assez d’années d’exercice pour être admis à la fonction judiciaire. Il a fondé un bureau il y a huit ans. Grondin Avocat… Puis Savarese s’est joint à lui. C’est devenu Grondin Savarese. Ils étaient deux. Là, ils sont huit… Il fait du droit du travail « côté employé ».

Il a beau être ce qu’on appelle une « pièce d’homme », quand il entre dans ce bureau de bâtonnier du Québec, Paul-Matthieu Grondin a l’air tout petit dans cet environnement de fauteuils capitonnés grand comme la moitié de tout Grondin Savarese.

Tiens, le bureau adjacent à celui du nouveau bâtonnier est occupé par un autre jeune turc de la profession, Julien David-Pelletier, 29 ans, un des fondateurs de l’organisme communautaire Juripop, qui crèche dans un local pas super chic à Carignan. Il a été nommé « conseiller pour l’accès à la justice ».

Il se passe quelque chose ici, mesdames et messieurs, et je ne sais pas si c’est une « révolution », comme ils disent, mais c’est comme si on venait de sauter deux générations d’un coup.

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En février, Grondin s’est présenté en pur inconnu à l’élection dans cet ordre comptant 27 000 membres. « Les gens me donnaient zéro chance. » Mais un discours nouveau, une organisation performante et un concours de circonstances provoqué par le retour de la bâtonnière éconduite Lu Chan Khuong l’ont mené à la victoire.

« Le principal problème de la justice, tout le monde le dit, c’est les délais et les coûts, mais ce n’est pas vrai qu’on va le régler simplement en nommant plus de juges et en continuant comme on fait là. Il faut changer le système de justice, en fait il faut un nouveau système. »

— Paul-Matthieu Grondin, bâtonnier du Québec

« Je ne vois pas les 60 prochaines années comme une perpétuelle quête de nouveaux postes de juges, même si en ce moment ces postes sont nécessaires. Il faut démocratiser la justice, il faut la rendre autrement.

« Avec l’intelligence artificielle, on n’a pas seulement des outils de recherche performants. On peut obtenir la réponse à une question juridique en une seconde avec un système qui analyse toute l’information juridique disponible sur le sujet et qui fournit une réponse valide à 99,9 %. Donc, le job traditionnel de l’avocat qui consiste à donner une opinion juridique après des heures de recherche et de rédaction, ça va disparaître largement. Et je ne parle pas de science-fiction, je ne parle pas pour dans 10 ans. C’est demain, c’est aujourd’hui, en fait. Donc, si le citoyen peut obtenir une réponse à sa question simplement, en une seconde, il vient d’économiser énormément. Ce n’est pas vrai que le Barreau tel que je le vois va protéger ces jobs-là. »

Au lieu de voir l’intelligence artificielle comme une menace, il faut au contraire sauter dans le train avec enthousiasme.

« Il va falloir l’encadrer, la rendre accessible, mais à la fin, c’est comme ça qu’on va démocratiser la justice. C’est pas vrai que le futur, c’est l’agrandissement des palais de justice. »

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Première chose à faire pour démocratiser la justice ? L’informatiser.

« Comment ça se fait que je doive attendre un dossier physique qui est, disons, dans un bureau de juge et que je veux consulter, alors que tout a été écrit sur support informatique ? »

On ne peut pas être pris avec des dossiers papier pour toujours et dans tous les cas. Encore là, qui paie pour cette lourdeur ?

« La mentalité est aussi à changer. Le droit est un domaine où les détails sont importants. Mais ce n’est pas vrai que TOUS les détails sont importants. Ce n’est pas vrai qu’on a besoin de rédiger des procédures de 60 pages, qui obligent l’autre à s’en défendre avec encore plus de pages, avec tous les coûts qui y sont associés. Ce n’est pas vrai non plus qu’en bout de piste on a besoin d’un jugement de 40 pages dans une affaire de vice caché parce que trop d’arguments ont été soulevés. »

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Je lui demande s’il sent que ce discours défrise le milieu, bien campé dans ses habitudes séculaires.

« Je ne pense pas. C’est un appel à la réalité, et je suis loin d’être le seul à le faire. Les juges savent qu’ils ont un rôle actif à jouer pour contrôler les procédures, ce sont eux qui tiennent le volant du système. Mais les avocats savent aussi que ça ne peut plus durer comme ça. »

La justice, en particulier la justice au Québec, est notoirement dépourvue d’outils de mesure de sa performance, ou même de statistiques.

« On sait combien il y a de dossiers. Mais ce qui se passe dedans… On n’a aucune mesure. Combien de débats y a-t-il dans une année sur les objections ? Combien de temps ça prend pour les juges ? Combien y a-t-il de requêtes interlocutoires ? Etc. »

— Paul-Matthieu Grondin, bâtonnier du Québec

Faut-il des états généraux de la justice ? Il soupire.

« Franchement, ce serait presque se déresponsabiliser. Quoi, on se rencontrerait pendant deux jours ? Pour dire quoi ? Il y a 28 rapports déjà sur l’accès à la justice. Ce qu’il faut, ce sont des actions communes. Maintenant. »

Il s’était engagé à diminuer le salaire du bâtonnier, ce qui techniquement n’a pu être fait encore, alors en attendant il s’engage à verser 80 000 $ sur les 314 000 $ prévus au règlement à des organismes œuvrant à la justice – il pourrait le diviser par deux, ce serait plus que son salaire chez Grondin Savarese.

Et en attendant les robots en toge, il a chargé Julien David-Pelletier de plancher sur des initiatives d’accès à la justice et la création d’une Fondation du droit.

Faut que ça bouge. Maintenant.

Vraiment, il se passe de drôles de choses dans cet édifice, et c’est plutôt beau à voir…

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