Chronique

Trois brochures et une pilule

J’écoutais Annie Lussier me raconter son histoire, ou plutôt celle de son frère Jean-François. Et tout au long du récit, je me posais une question.

Permettez que je vous raconte l’histoire de Jean-François Lussier avant de vous dire quelle question je me posais.

Aussi bien vous prévenir : l’histoire finit mal.

***

Jean-François Lussier était donc un géant de 6 pieds 3 pouces, père de deux enfants et adepte du vélo. Se dégageait de lui une impression de force.

Mais le 19 avril dernier, Jean-François Lussier allait vraiment, mais vraiment mal.

Mal dans sa tête, dans son âme, appelez ça comme vous voulez. Ce n’était pas la première fois : il avait déjà fait deux burn-out depuis 18 mois.

Sa sœur Annie était inquiète, plus qu’à l’habitude : « Ça faisait un an et demi que je le suivais de près. Il vivait difficilement une séparation. Il n’était pas capable de vivre seul. Il m’appelait tout le temps. Il venait souvent à la maison. Il avait confiance en moi. »

Jean-François Lussier, directeur d’une équipe de vente dans le secteur de la machinerie lourde, était un homme orgueilleux, axé sur la performance.

Mais le 20 avril, sa sœur Annie ne le reconnaissait plus : « Le Jean-François de ce jour-là, c’est… C’était pas mon frère. Il était si fragile, si vulnérable. »

Annie n’a fait ni une ni deux : tu as besoin d’aide, il faut consulter. Annie a traîné Jean-François chez sa médecin de famille à elle, dès le lendemain matin. Celle-ci a tout de suite vu l’urgence de la situation : Jean-François avait des pensées suicidaires, il avait préparé un plan, fait des recherches sur Google.

La médecin a envoyé d’urgence Jean-François à la Cité-de-la-Santé de Laval, avec ces mots sur la requête : « état dépressif majeur », « idées suicidaires cette semaine ».

L’urgentologue, à la Cité, a tout de suite dirigé Jean-François en psychiatrie, dans le même hôpital.

Un psychiatre a fini par voir Jean-François et sa sœur. Il était accompagné d’une résidente en psychiatrie.

Je souligne ici que pour Jean-François, c’était une sorte d’épreuve que d’être là, en psychiatrie, à la Cité-de-la-Santé. Il avait honte d’en être rendu là, honte de ce qu’il percevait comme de la faiblesse.

En remettant sa chemise, dans le cabinet de la médecin de famille de sa sœur, juste avant d’aller à la Cité-de-la-Santé, il avait regardé sa sœur, la mine déconfite :

« Quessé que je fais ici, Annie ? De quoi j’ai l’air ?

— T’as l’air d’un gars qui demande de l’aide, J.F. Et je suis tellement fière de toi que tu le fasses ! »

En consultation chez le psychiatre, des heures plus tard, Annie était soulagée. Elle se disait : ils vont le garder, ils vont le soigner…

Jean-François, en présence de sa sœur, a raconté ses tourments au psychiatre et à la résidente.

Et il a été encore plus précis, cette fois-là.

Oui, il a dit la nature de son plan de suicide.

Mais il a aussi confié au psychiatre avoir enclenché ce plan, quelques jours auparavant…

Mais il avait interrompu son passage à l’acte, car sa fille adolescente s’était présentée à la maison, sans s’annoncer.

Jean-François Lussier a aussi parlé de son orgueil, de son souci de performance. Il a parlé de sa mère, internée trois fois pour dépression majeure, quand il était jeune.

La rencontre a duré une trentaine de minutes.

Puis, le psychiatre a demandé à Jean-François et à Annie de sortir, le temps de conférer du cas de Jean-François avec sa résidente.

En attendant qu’ils soient rappelés auprès du psychiatre, Annie a rassuré son frère, puisqu’elle était certaine que le médecin allait le garder à l’hôpital, elle voulait le préparer.

« S’ils te gardent, je veux pas que tu t’en fasses. C’est correct. Ça va bien aller.

— Non, non, Annie, c’est la fête des enfants, la fin de semaine prochaine… »

En effet : la famille Lussier allait fêter, quelques jours plus tard comme de coutume, les anniversaires de quatre enfants, ceux de Jean-François et ceux de Nadine, son autre sœur. Une grosse fête annuelle.

« J.F., t’es mieux de ne pas être là cette fois-là, si t’es pas à 100 %, lui a répondu Annie. Et d’être là à 100 % les prochaines fois… »

En entrevue, Annie Lussier me regarde, très émue : « Je m’attendais à repartir seule de la Cité-de-la-Santé. »

Sauf que le psychiatre a annoncé qu’il ne garderait pas Jean-François à l’hôpital.

Annie se souvient de ses mots : « On juge qu’il n’est pas un danger pour lui-même ou pour autrui. »

Le psychiatre (qui n’a pas donné suite à ma demande d’entrevue par l’entremise du Centre intégré de santé et de services sociaux de Laval) a recommandé à Jean-François de continuer ses traitements avec le psychologue qu’il voyait déjà.

Et il lui a aussi remis trois brochures d’organismes lavallois qui aident les personnes traversant des moments difficiles.

Annie était ébranlée. Elle était certaine qu’un homme qui veut se suicider, qui a un plan, qui a déjà mis ce plan en marche… est le genre d’homme qui doit être hospitalisé.

Et là, devant elle, devant J.F., le psychiatre avait tranché : non.

Annie n’a pas osé lui dire ce qu’elle brûlait d’envie de lui dire, c’est-à-dire : par pitié, gardez-le.

Elle ne l’a pas dit, car elle ne voulait pas porter l’odieux de cette hospitalisation, si le médecin changeait d’idée. Pudiquement, pesant ses mots, voici ce qu’Annie a réussi à dire :

« J.F. a besoin d’être pris en charge… »

C’est à ce moment précis qu’Annie a eu le sentiment qu’elle commençait à prendre trop de temps aux yeux du psychiatre. Elle se souvient que le psychiatre a regardé sa montre.

Et elle ne se souvient plus si c’est avant ou après la réponse du psychiatre que celui-ci lui a demandé sa carte d’assurance maladie à elle – ce qu’elle n’a toujours pas compris à ce jour –, mais toujours est-il que le psychiatre, dans son souvenir très vif, lui a répondu ceci :

« Si c’est ça que vous voulez, je vais remplir une requête. Mais il y a une liste d’attente avant de pouvoir voir un psychiatre… »

Jean-François et sa sœur ont donc quitté le bureau du psychiatre. Jean-François semblait déçu, se souvient Annie. Il quittait l’hôpital où il avait été dirigé d’urgence par un médecin dans le même état qu’il y était entré. Mais avec une pilule et trois dépliants…

« Je n’oublierai jamais son visage, me dit-elle.

— Son visage ?

— Il avait l’air désemparé, comme je ne l’avais jamais vu désemparé. Il se disait : j’ai eu le guts de demander de l’aide… et je n’ai pas eu d’aide. »

C’est Jean-François qui a déposé Annie chez elle, vers 17 h 30, ce 20 avril. Elle se souvient de lui avoir demandé directement :

« Tu feras pas de niaiserie, J.F. ?

— Ça va aller, Annie. Je vais aller récupérer mes enfants.

— OK, on se donne des nouvelles demain. »

Le lendemain, le samedi 21 avril, texto de Jean-François : « À partir de maintenant, on se concentre sur du positif, constructif. »

***

Le mercredi suivant, le 25 avril, une intervenante de L’Îlot, dont la brochure lui avait été remise par le psychiatre de la Cité-de-la-Santé, est allée rencontrer Jean-François, chez lui.

Jean-François a rapporté par texto à sa sœur Annie que l’intervenante lui avait dit que les services de L’Îlot n’étaient pas adaptés à son cas.

Samedi soir, le 28 avril, la famille Lussier a fêté les anniversaires des quatre enfants, comme prévu, comme chaque fin d’avril.

Jean-François semblait OK, ce soir-là, se souvient Annie.

Au menu, il y avait le mets préféré de Jean-François : risotto au homard.

Le dimanche 29 avril, Jean-François a échangé des textos avec Annie.

Puis, le mardi 1er mai, Annie a reçu un texto urgent de l’ex-conjointe de Jean-François : « As-tu vu J.F. ? Il n’est pas rentré au travail, hier. Tout le monde le cherche. »

Quand la police de Laval s’est présentée chez Jean-François Lussier, ce jour-là, il était mort.

L’enquête du coroner est en cours, mais tout indique qu’il a mis son plan à exécution.

Sur sa table de cuisine, Jean-François Lussier avait méthodiquement disposé son ordinateur, son passeport, son permis de conduire, son bail, son certificat de naissance, son dossier fiscal, ses clés de voiture, son téléphone cellulaire et le dépliant de L’Îlot.

Ainsi que quatre enveloppes contenant des lettres pour ses enfants, la liste des mots de passe de sa vie numérique, la liste de ses contacts et ses dernières volontés.

Et, sur le coin de la table, la requête du 20 avril faite par son médecin, celle qu’il a présentée aux urgences de la Cité-de-la-Santé, celle qui disait « état dépressif majeur » et « idées suicidaires ».

***

Oui, donc, la question que je me posais tout au long de mon entrevue avec Annie Lussier, la question que j’évoquais au début de cette chronique qui finit mal, comme je vous avais prévenus…

Si un homme comme Jean-François Lussier n’est pas hospitalisé 1) alors qu’il manifeste des idées suicidaires, 2) qu’il a un plan de suicide précis et 3) qu’il a tenté de mettre ce plan à exécution quelques jours avant sa visite aux urgences…

Si cet homme-là n’est pas hospitalisé pour détresse psychiatrique, grands dieux, qui l’est ?

Si vous avez besoin de soutien ou avez des idées suicidaires, vous pouvez appeler le numéro sans frais suivant pour parler à quelqu’un : 1-866-APPELLE

Chronique

Demandez de l’aide, qu’ils disent

Je vous raconte dans un autre onglet de ce dossier le suicide de Jean-François Lussier. Un suicide annoncé : une médecin de famille l’avait envoyé d’urgence à la Cité-de-la-Santé de Laval en constatant ses idées suicidaires.

Là, au psychiatre qui l’a reçu aux urgences, M. Lussier a confié son plan en détail. Il a dit avoir commencé à mettre ce plan à exécution quelques jours auparavant, pour l’interrompre quand sa fille adolescente est entrée dans la maison sans s’annoncer.

Mais le psychiatre de la Cité-de-la-Santé n’a pas hospitalisé Jean-François Lussier, jugeant qu’il n’était pas un danger pour lui-même.

Un peu plus d’une semaine plus tard, Jean-François Lussier s’est suicidé.

J’ai choisi de ne pas nommer le médecin psychiatre qui a pris la décision de ne pas hospitaliser M. Lussier : une enquête du coroner est en cours et je sais que cette visite du 20 avril fera partie de son investigation.

Mais la médecin de famille qui a envoyé Jean-François Lussier aux urgences de la Cité-de-la-Santé est encore furieuse, six mois après la mort de son patient.

« Je n’envoie pas souvent des gens en psychiatrie à l’hôpital pour des cas de dépression, d’idées suicidaires. J’essaie de travailler avec eux moi-même. Je sais qu’en psychiatrie, ça en prend beaucoup pour qu’ils les gardent. Mais lui, j’étais sûre qu’ils le garderaient. Quand j’en envoie : c’est grave. »

Cette médecin m’a demandé de ne pas l’identifier : elle craint que cela ne compromette ses relations avec des psychiatres de sa région, ce qui finirait par avoir des conséquences néfastes pour ses patients, selon elle.

« Je l’ai revu quatre jours avant son suicide, pour ajuster sa médication, a ajouté cette médecin. Il m’a dit que ce jour-là, il n’avait pas d’idées suicidaires. Mais quand même, j’étais tellement étonnée de le voir ! Quand il est venu me voir, j’étais tellement certaine qu’il serait hospitalisé que j’ai mis cinq points d’interrogation dans son dossier… »

Cette médecin m’a dit qu’une autre de ses patientes dépressives s’est présentée aux urgences d’un autre hôpital de la couronne nord parce qu’elle s’était blessée pendant une tentative de suicide. « Et ils ne l’ont pas gardée. Elle a fini par se suicider, plus tard. »

Au bout du fil, la médecin est furax : « J’en ai perdu deux en quatre mois, dans les mêmes circonstances. Et ça, c’est juste moi. Imaginez à la grandeur du Québec ! »

J’ai contacté le Bureau du coroner. On m’a confirmé qu’une enquête est en cours pour la mort de Jean-François Lussier. Mais on m’a dit ne pas tenir de statistiques sur les personnes qui ont vu un psychiatre aux urgences – où on ne les a pas hospitalisées – avant un suicide.

On ne sait donc pas si la mort de Jean-François Lussier est le résultat d’une faille systémique répandue ou alors une aberration, un coup de malchance d’un psychiatre qui n’a pas vu le sérieux du désir de mourir d’un patient.

Mais on sait que l’attente pour des soins en santé mentale peut avoir des conséquences mortelles. Le cas de Roxanne Leduc fait penser à celui de Jean-François Lussier : en 2016, la police de Gatineau intervient chez cette jeune femme qui a des idées suicidaires. Jusqu’à récemment, elle habitait en Estrie, où elle était traitée pour des antécédents suicidaires. 

Quand la police arrive chez elle à Gatineau, Roxanne Leduc est déjà sur une liste d’attente de consultation en psychiatrie en Outaouais, adressée par le centre de santé de l’Estrie qui la suivait avant son récent déménagement.

Roxanne Leduc s’est suicidée une semaine après l’intervention de la police. Le suicide est survenu six jours avant son rendez-vous, après quatre mois sur la liste d’attente.

La coroner Pascale Boulay s’est dite « étonnée » de constater qu’avec ses antécédents de santé mentale fragile, Mme Leduc ait d’abord été placée sur une liste d’attente de quatre mois. Elle s’étonne aussi qu’après l’intervention policière, signalée aux services sociaux de l’Outaouais, Mme Leduc n’ait pas été vue plus rapidement.

Quand j’ai lu cet article de la journaliste Justine Mercier dans le journal Le Droit sur la mort de Roxanne Leduc, j’ai été frappé par deux mots : « liste d’attente ».

Rappelez-vous que, dans le récit des derniers jours de Jean-François Lussier, ces mots ont été prononcés par le psychiatre de la Cité-de-la-Santé. La sœur de Jean-François Lussier venait de plaider que son frère avait besoin d’un suivi immédiat…

Réponse du psychiatre qui les a reçus : « Si c’est ça que vous voulez, je vais remplir une requête. Mais il y a une liste d’attente avant de pouvoir voir un psychiatre… »

Je relis ces mots du psychiatre qui a évalué Jean-François Lussier, je relis les mots de la coroner qui a enquêté sur la mort de Roxanne Leduc et je demande ce qui guide les soins urgents à prodiguer à des personnes suicidaires, dans cette province ?

L’urgence de la situation ou les putains de listes d’attente ?

Je ne sais pas.

Mais je sais ceci : c’est faux de dire aux Québécois qu’il ne faut surtout pas avoir peur de demander de l’aide, quand leur psyché s’emballe, parce qu’« il y a de l’aide »…

Des fois, c’est vrai. Des fois, il y en a, de l’aide. Des fois, c’est une fausseté. Des fois, on vous renvoie chez vous avec une pilule et des brochures.

Votre sort dépend probablement, comme si souvent dans ce réseau, de la pugnacité des protagonistes pour faire soigner les gens. J’ai fait lire l’histoire de Jean-François Lussier à deux psychiatres qui, à eux deux, totalisent 65 ans d’expérience.

Les deux psychiatres, dans des entrevues séparées, m’ont dit la même chose : un gars qui a des idées suicidaires, qui a un plan pour concrétiser ces idées, qui a même tenté de mettre ce plan à exécution, je l’aurais gardé à l’hôpital. J’en cite un : « Ce n’est pas une pratique systémique de retourner des gens aussi suicidaires sans une référence personnalisée à un centre de crise. »

Mais la réalité est la réalité : Jean-François Lussier n’a pas été hospitalisé, le 20 avril, à la Cité-de-la-Santé.

Et il s’est tué, comme il l’avait annoncé.

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