Espaces patrimoniaux

Vocation recherchée

Il y avait longtemps qu’Ivanhoé Cambridge n’avait pas laissé entrer un visiteur au 9e du Complexe les Ailes, sur la rue Sainte-Catherine. Le lieu n’est plus accessible au public depuis la faillite des magasins Eaton et la fermeture du restaurant L’Île-de-France, il y a un peu plus de 15 ans. Mais voilà, le bras immobilier de la Caisse de dépôt et placement du Québec se dit aujourd’hui prêt à « faire sa part » pour que ce joyau d’architecture intérieure Art déco, qui date de 1931, soit de nouveau ouvert au public.

« C’est un espace unique, et nous sommes prêts à participer à sa relance, idéalement en vue du 375e. »

— Claude Sirois, vice-président exécutif, centres commerciaux, Amérique du Nord, chez Ivanhoé Cambridge

« Nous sommes prêts à faire notre part en tant que propriétaire et institution. »

La filiale immobilière de la Caisse de dépôt a été critiquée à maintes reprises en lien avec le 9e. On lui reproche de laisser cet espace patrimonial à l’abandon. L’ancien restaurant figure d’ailleurs sur la liste des lieux en observation d’Héritage Montréal.

« Contrairement à la croyance populaire qui veut qu’on ait abandonné l’espace depuis 15 ans, on essaie de trouver une nouvelle vocation, se défend Claude Sirois. Nous avons fait l’exercice rigoureux de ce que cela pouvait représenter de remettre l’espace aux normes imposées. Il s’agit d’un investissement d’environ 15 millions de dollars. »

LES FANTÔMES DU 9e

Par un vendredi matin du mois d’août, La Presse a donc pris l’ascenseur qui mène au mythique restaurant L’Île-de-France. Le temps s’arrête dès qu’on franchit les portes du 9e étage. Le plancher craque sous nos pas, l’atmosphère est presque au recueillement. On traverse d’abord le grand foyer attenant au restaurant – un bel espace qui accueillait autrefois des défilés de mode. En fermant les yeux, on peut presque entendre le bourdonnement des conversations des dames qui venaient prendre une bouchée après avoir fait leurs emplettes chez Eaton. « C’est un endroit qui a été très important, et pas seulement pour l’architecture, note Sandra Cohen-Rose, présidente de l’organisme Art déco Montréal. Lady Eaton avait imaginé un lieu pour que les femmes se retrouvent entre elles, et il était fréquenté aussi bien par les femmes francophones que les femmes anglophones de Montréal. »

Puis on pénètre dans l’immense salle à manger à l’architecture évoquant celle d’un paquebot (on la dit inspirée de certains éléments de la salle à manger du navire transatlantique L’Île-de-France). Malgré les années, elle est tout aussi imposante et majestueuse. Un tapis recouvre le plancher pour ne pas l’abîmer. Des chaises sont empilées dans un coin. Les vases d’albâtre qui éclairaient la salle à manger sont toujours sur leur socle. À chaque extrémité, de superbes tapisseries, intactes, dominent l’espace. Puis çà et là, on remarque une ouverture dans le plafond, une déchirure dans le cuir rose pâle qui recouvre un mur, de la peinture écaillée. Les lieux sont loin d’être en état de décomposition avancée, mais ils ont sérieusement besoin d’amour et de soins.

UN ESPACE À REPENSER

Depuis l’an 2000, le 9e d’Eaton est classé monument historique. Les quelque 200 tables et 400 chaises, les lampes, l’argenterie, le plancher et même la peinture sur les murs sont considérés comme patrimoniaux. Chaque réparation est enregistrée, numérotée. L’entreprise qui occupera un jour les lieux devra se soumettre à une multitude d’obligations imposées par la Loi sur le patrimoine culturel. 

Au fil des ans, plusieurs discussions ont eu lieu avec d’éventuels investisseurs, mais aucune n’a abouti. « Les gens nous disent : “Vous avez un portefeuille de 41 milliards de dollars, qu’est-ce que c’est d’investir 15 millions ?” Mais il faut trouver un équilibre entre nos obligations patrimoniales et nos responsabilités de fiduciaires, rappelle Claude Sirois, d’Ivanhoé Cambridge. Cela dit, l’un n’empêche pas l’autre. Le défi, c’est que nous ne sommes pas des opérateurs, mais bien des gestionnaires d’immeubles. Mais je le répète : nous sommes prêts à rénover si quelqu’un a un projet intéressant à proposer. »

Il y a quelques semaines, une page Facebook a été créée par deux Montréalais, les frères Jean-Pierre et David Pérusse, qui demandent la réouverture du restaurant du 9e (voir autre texte). Jusqu’ici, ils ont recueilli plus de 1600 « J’aime ». Mais le regard des représentants d’Ivanhoé Cambridge est plutôt tourné vers Toronto, où l’ancien restaurant d’Eaton, situé au 7e étage celui-là, a été transformé en espace multifonctionnel. Aujourd’hui, The Carlu, du nom de l’architecte qui l’a conçu, accueille des galas, des événements mode et des mariages.

« Il n’y a pas beaucoup d’espaces qui peuvent accueillir entre 500 et 600 personnes à Montréal. Un espace comme celui de Toronto pourrait être intéressant ici. »

— Claude Sirois

Et le 9e de Montréal a un petit « plus » que le 7e de Toronto n’avait pas : on peut installer une terrasse sur le toit. M. Sirois et les membres de son équipe nous y ont emmenés en nous faisant traverser des couloirs et une salle d’entreposage. Là encore, il y aurait d’importants travaux d’aménagement à exécuter pour permettre à d’éventuels convives de profiter de la vue unique sur les gratte-ciel du centre-ville.

APPEL À TOUS

En décembre dernier, Ivanhoé Cambridge a participé à l’exercice de remue-méninges public « Je vois Mtl » pour repenser l’esplanade de Place Ville Marie. L’expérience a été profitable. Aujourd’hui, la filière immobilière de la Caisse de dépôt aimerait bien que la créativité légendaire des Montréalais accouche d’une bonne idée pour le 9e d’Eaton.

« On s’apprête à redéfinir l’expérience de consommation avec l’espace des Ailes et du Centre Eaton, qui vont fusionner, affirme Claude Sirois. On a bon espoir de trouver une vocation au 9e. »

Avis aux intéressés, on attend vos idées.

QUI EST JACQUES CARLU ?

« Starchitecte » avant la lettre, Jacques Carlu a entre autres participé à la conception du palais de Chaillot, à Paris. En 1929, il a été embauché par Lady Eaton pour concevoir les restaurants des magasins Eaton de Toronto et Montréal. Il a également été professeur au Massachusetts Institute of Technology de Boston et directeur de l’École américaine des Beaux-Arts de Fontainebleau. Il a été architecte en chef puis conservateur du palais de Chaillot de 1934 à 1963.

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