Vie quotidienne

La vraie vie, c’est gris aussi

Qu’on se le dise. Non, dans la vraie vie, les enfants ne sourient pas toujours. Ils n’ont pas tous les joues roses, le regard rieur, le sourire enchanteur. Parfois, ils font des crises. Ils sont sales, moches et détestables. Oui, ils nous épuisent.

Dans la vraie vie, nos cuisines ne sont pas toujours impeccables. Encore moins épurées. Il y a souvent de la vaisselle dans l’évier. Du linge à plier. Les repas ne sont pas toujours équilibrés, et surtout pas dignes d’être photographiés. Et les bricolages ? Non, ils ne méritent certainement pas tous d’être exposés. 

Mais le savons-nous ? Le voyons-nous ? S’il faut en croire l’orgie de photos publiées ici et là sur Facebook, Instagram, Pinterest et autres réseaux sociaux, la vie des autres, elle, mérite d’être vue. Exposée. Admirée. Enviée ? 

« Non, la vie non filtrée n’est pas une succession de dimanches rétro, à marcher à travers des sentiers de cerisiers en fleurs, ni de petits déjeuners ensoleillés, avec nos petits anges qui ne jettent jamais de nourriture à terre. Tout ça, sur un fond de musique indie vraiment cool. Comprenez-moi bien, écrit une blogueuse canadienne à l’origine d’un mouvement de réflexion sur la question. Moi aussi j’adore Instagram, pour capturer les beaux moments de ma vie familiale. Mais parfois, j’ai l’impression d’être complètement dépassée par l’hyper stylisation et la sur-mise en scène de nos quotidiens. »

« Real Mama Life »

Elle s’appelle Selena, et elle est la plume du blogue Le petit rêve. Il y a quelques mois, elle a lancé les lundis sans filtre, qu’elle a baptisés : Real Mama Life. Chaque lundi, donc, elle invite ses lecteurs à publier des photos sans mise en scène. Sans retouche. Surtout, sans culpabilité. Au menu : « La beauté du chaos, écrit-elle. Chaque lundi, partageons nos photos moins que parfaites et racontons une histoire. » 

Du coup, sont apparues des photos de salons en désordre, d’enfants barbouillés, de piles de linge sale, de crises pour s’habiller et autres soupers écrasés devant la télé. 

Au Québec, plusieurs mères se sont senties interpellées. « À force de voir juste les photos avantageuses, on dirait que le monde n’est peuplé que de belles familles bien habillées qui mangent de bonnes choses et qui font de belles activités bien créatives dans de beaux environnements. […] J’en perds le sens du réel », a réagi Marianne Prairie sur son blogue (Ce que j’ai dans le ventre), tout en publiant, elle aussi, une photo de sa cuisine « après le souper, un soir où le lave-vaisselle a pété ». Bonjour le bordel. 

« Mais une maison, quand on a de jeunes enfants, c’est chaotique. C’est ça, la vie. Et c’est drôle, dit-elle en entrevue. C’est ça, la réalité ! La réalité, ce n’est pas un repas parfait, avec les quatre groupes alimentaires et des assiettes intouchées ! » 

Plusieurs de ses lectrices ont elles aussi « osé » publier leur réalité sans filtre. « Certaines avaient l’impression de faire un "coming out" ! témoigne la blogueuse en riant. Mais on n’est pas seules. Est-ce qu’on peut se le dire une fois pour toutes ? Est-ce qu’on peut arrêter de s’en faire avec tout ça et profiter du temps qu’on a avec nos enfants ? » 

Valérie Parizeault a une agence de design graphique. La mise en scène virtuelle, c’est son dada. Son gagne-pain, aussi. « Moi, je travaille dans l’image. Faire bien paraître mes clients, c’est ma job. Il faut que tout soit beau en ligne, tout montrer sous son meilleur jour », dit-elle. Et la vie sur le web est elle aussi comme cela. « On met en ligne des photos arrangées, avec des filtres Instagram, on pose sous notre meilleur angle, question de bien paraître. On se soucie beaucoup de ce que pensent les autres. Mais c’est éreintant aussi, de porter ce masque social ! »

D’où le défi, pour cette maman blogueuse (Rose Flash), qui avoue fantasmer devant les idées de décoration glanées sur Pinterest, de montrer sa cuisine, son salon et sa chambre à coucher, à l’état pur et non retouché. « En même temps, il faut arrêter de se dire que notre cuisine ressemble à un magazine de décoration, dit-elle. Ce n’est pas ça la vraie vie. Et c’est très libérateur de montrer ce qui se passe pour vrai ! »

Une libération féminine

Libérateur ? « Absolument. C’est comme une thérapie, insiste Valérie Parizeault. Il faut que les femmes, les mamans, se rendent compte par elles-mêmes que c’est là un acte de libération. »

Simon Dor, l’une des plumes du blogue familial Une vie entre parenthèses, déplore que le mouvement ne cible que les femmes, justement. « Le mouvement se donne des airs progressistes, en montrant la vie quotidienne au grand jour, dit-il, mais en appelant ça Real Mama Life, c’est comme si on disait que le ménage n’est qu’une affaire de mères. Ça n’est pas une question de parents, en général ? » 

Vrai. N’empêche. Le jeune père n’a eu aucun remords à publier une photo de sa cuisine live. Sa conjointe, elle ? Tout le contraire. Quand elle l’a vu braquer son appareil photo sur le comptoir submergé de vaisselle sale, elle a hurlé : « Non ! »...

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