Chronique

Le péché des Occidentaux

Des douzaines de voitures, de camions et d’autobus s’arrêtent devant un pensionnat de jeunes filles. Des hommes armés en descendent. Ils pénètrent à l’intérieur de l’immeuble, réveillent les collégiennes et les enlèvent. Avant de repartir, ils mettent le feu au pensionnat.

Deux cent soixante-seize adolescentes enlevées pour être vendues comme esclaves.

Est-ce un film ? Non, c’est la réalité. Affreuse. Ça s’est passé à la mi-avril. Le crime a été revendiqué en début de semaine.

Une histoire comme celle-là, une histoire aussi cruelle, avec des victimes aussi innocentes, avec des méchants aussi pervers, avec un destin aussi injuste, on ne devrait parler que de ça. En boucle. On devrait tous se coucher, le soir, le cœur en lambeaux. En faisant des cauchemars. Inquiets, bouleversés, ravagés. Comme pour les passagers d’un avion disparu. Comme pour des mineurs prisonniers. Comme pour des résidants victimes d’inondation.

Pourtant, non. Cette horreur a eu moins d’impact que la panoramique route 125, que l’arrestation d’un ex-blogueur, et que, bien sûr, la série Canadien-Boston. Pourquoi ? Bonne question. Lourde question. La réponse est encore plus heavy. La réponse, même si je ne l’aime pas, même si elle me répugne, est la seule qui s’impose. Pourquoi ne sommes-nous pas plus remués ? Pourquoi n’est-on pas plus renseignés ? Pourquoi les réseaux d’informations ne couvrent-ils pas ça, 24 heures sur 24 ?

Pourquoi ne sommes-nous pas sur la trace des adolescentes comme nous le fûment sur celle du vol MH370 ? Parce que ça se passe en Afrique. Et l’Afrique, c’est trop loin pour nos petits cœurs, c’est trop compliqué pour nos petites têtes.

Ça c’est passé dans la petite ville de Chibox, au Nigeria. Les hommes armés font partie de la secte terroriste Boko Haram, pas Boca Raton, Boko Haram. La vocation de cette organisation est de faire respecter la charia dans tout le pays. Les femmes ne sont pas censées s’instruire. Les femmes sont censées être des esclaves.

On est tellement peu informés sur cet enlèvement collectif que bien des gens, cette semaine, sur les réseaux sociaux, dénonçaient monsieur Boko Haram. L’écœurant ! Le sanguinaire ravisseur ! Le nouveau Ben Laden ! Ils ne savaient pas que Boko Haram n’est pas une personne. C’est pas de leur faute, on en a si peu parlé. Boko Haram signifie « l’éducation occidentale est un péché ». Son dirigeant s’appelle Abubakar Shekau, un illuminé. Il rêve de tuer Jean-Paul II et Margaret Thatcher. Il ne sait pas qu’ils sont déjà morts. Preuve que l’éducation peut être utile, même pour un terroriste enragé.

Deux cent soixante-seize collégiennes sont disparues, enlevées par la bêtise humaine. Et que font les humains moins bêtes ? Pas grand-chose. Le gouvernement nigérian ne les cherche pas très fort. Il s’affaire plus à arrêter les leaders des manifestations demandant aux autorités d’agir. Misère. Le gouvernement américain lui a offert son aide. Des satellites de surveillance vont tenter de les retracer. Bonne chance.

C’est la jeunesse qui est enchaînée. C’est le droit au savoir qui est massacré. Ça devrait mobiliser tout le monde. Il n’y a pas de victimes plus pures. On devrait tous se changer en Superman. On devrait tous mettre de la pression pour que le grand ordre universel s’en occupe. Il y a bien quelques tweets, mais beaucoup moins que pour un selfie de vedette.

Quelque chose me fait aussi peur que Boko Haram, je dirais même, quelque chose me fait encore plus peur que Boko Haram : c’est notre insensibilité. Elle est profonde, générale et partagée. C’est à se demander, si chez nous, l’Afrique intéresse seulement François Bugingo ? C’est à se demander, si pour nous, l’Afrique existe.

La dernière fois qu’un malheur africain nous a réellement touchés, c’est en 1985, lors d’une effroyable famine. On s’est mobilisés et on leur a écrit des chansons. Des belles chansons : Do they know it’s Christmas ? par les Anglais,
We are the world par les Américains, Tears are not enough par les Canadiens, SOS Éthiopie par les Français et Les yeux de la faim par les Québécois. Cinq chansons, c’est bien assez. On espère qu’ils les ont aimées. Depuis, on ne s’émeut plus pour eux. Pourtant, il y a eu des guerres, des massacres, des génocides et d’autres famines encore pires que celle qui a inspiré nos tounes, mais on en a peu parlé dans notre quotidien. On a lu les romans et on a vu les films qui nous les ont racontés. Mais 10 ans plus tard. Mais 10 ans trop tard.

Les nouvelles de l’Afrique ne nous atteignent pas, même lorsqu’elles sont sensationnelles. Même quand elles remplissent tous les critères des grands drames, des horreurs à la une.

La semaine dernière, on se scandalisait des propos racistes des fans des Bruins envers notre P.K. Subban. Je pense qu’on devrait se regarder dans le miroir. Je pense que nous ne traitons pas les Africains comme nos frères. Faudrait se demander pourquoi ?

Combien faudra-t-il de morts pour nous sortir de notre confort ?

L’éducation occidentale n’est pas un péché. L’indifférence occidentale l’est.

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