Chronique

4302 jours de surplace aux urgences

En août 2015, M. De Sale Gauthier a chuté chez lui. Âgé de 75 ans, il souffrait de la sclérose latérale amyotrophique (SLA), une maladie dégénérative. Mais ce qui l’a achevé n’est pas la SLA, ce sont les soins qu’il a reçus à l’Hôpital de Gatineau.

M. Gauthier a été vu par un médecin 10 heures après son arrivée aux urgences, soit 20 fois le délai d’attente idéal, selon le coroner qui a enquêté sur ce décès, Pierre Bourassa. Et une fois soigné, il a été mal soigné.

Extrait du rapport : « Il s’agit d’une mort accidentelle avec composante iatrogénique probable ». Traduction : la mort a été provoquée par le traitement médical lui-même.

C’est Justine Mercier, journaliste au Droit d’Ottawa-Gatineau, qui a révélé les conclusions du coroner Bourassa, pour qui la salle des urgences du principal hôpital de l’Outaouais est une des pires en Occident, rien de moins.

Le coroner Bourassa : « Considérant que le commissaire à la santé et au bien-être indique que les urgences du Québec sont non seulement les pires au Canada, mais aussi les pires du monde occidental et qu’aucune urgence du Québec n’a obtenu plus bas qu’un D-, nous sommes forcés de conclure que les statistiques indiquent que cette urgence est parmi les pires du monde occidental pour les délais de soins. »

La mort de M. Gauthier est indigne d’un pays avancé. Sous d’autres cieux, il aurait été vu plus rapidement. Nous devrions hurler devant un énième exemple du trou noir chronophage que sont les urgences québécoises.

Mais nous ne hurlons pas.

En tout cas, nous hurlons moins que pour le foutu burkini.

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Je suis assez vieux pour me souvenir très, très, très précisément que la campagne électorale du printemps 2003 a porté sur un seul enjeu : la santé en général et les temps d’attente en particulier, notamment aux urgences.

Jean Charest, chef de l’opposition, a martelé le clou de la santé sans relâche pour déloger le gouvernement péquiste de Bernard Landry. Cela a marché : il est devenu premier ministre le 14 avril 2003.

Le 28 février 2003, flanqué de son critique à la Santé Jean-Marc Fournier qui opinait nul doute du bonnet avec gravité, le chef libéral promettait carrément d’« en finir » avec les attentes aux urgences, s’il était élu.

Puis, la veille du déclenchement des élections de 2003, en entrevue à La Presse : « Je propose un pacte à la population du Québec, déclarait M. Charest. Je veux que mon gouvernement et moi soyons jugés là-dessus. Au bout de notre mandat, la population aura à évaluer si on a livré ou non les engagements qu’on a pris en santé. Je dis aux Québécois : faites-moi confiance, je vais remettre sur pied le système de santé. »

Extrait de la même entrevue : « Le programme libéral prévoit d’ailleurs un “commissaire à la santé” qui aura le rôle d’un chien de garde. C’est lui qui veillera à ce que les délais imposés aux patients restent médicalement acceptables. »

Entre l’élection de M. Charest en 2003 – en partie sur la foi de la promesse d’« en finir avec l’attente dans les urgences » – et la diffusion du rapport du coroner Bourassa en Outaouais la semaine dernière, il s’est écoulé très, très, très exactement 4882 jours.

Si on soustrait les 580 jours du gouvernement minoritaire de Pauline Marois, c’est donc dire que depuis l’élection de M. Charest après une campagne centrée sur la santé et les temps d’attente, le Parti libéral a dirigé le Québec pendant 4302 jours.

Mais l’attente aux urgences n’est pas finie :  16 h 42 min en moyenne selon le palmarès de La Presse en 2015, soit 42 minutes de plus qu’en 2005, dans le premier mandat de M. Charest.

Ça ne l’a pas empêché d’être réélu deux fois.

Ça n’a pas empêché son ministre de la Santé, Philippe Couillard, de devenir premier ministre du Québec.

M. Fournier, lui, est pour M. Couillard ce qu’il était pour M. Charest : un lieutenant fidèle, un ministre important qui affirme encore toujours les plus grandes banalités avec la plus grande gravité.

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Les circonstances de la mort de M. Gauthier me font hurler parce qu’elles sont inhumaines, d’abord et avant tout. Personne ne devrait mourir d’avoir été mal soigné, après une attente interminable dans une salle d’urgence.

Mais je hurle, aussi, parce que ça fait une génération au moins que le système de santé boite, ça fait une génération au moins qu’on nous promet des urgences efficaces, où le temps d’attente serait – dixit le chef libéral de 2003 – « acceptable, humain ».

Je hurle parce qu’on ne hurle plus. Attendre aux urgences est désormais vu comme une calamité inévitable, comme une tempête de neige en janvier. Ailleurs, je le répète, ailleurs au Canada et ailleurs en Occident, on n’attend pas aussi longtemps qu’au Québec.

Le commissaire à la santé (promis par M. Charest) a quantifié ce désastre en nous comparant à d’autres pays et provinces…

Mais Gaétan Barrette a aboli son poste cette année, alors le commissaire ne pourra plus dire les vérités qui dérangent. On devra se fier aux communiqués de presse du ministère de M. Barrette. Je les imagine déjà fort positifs.

J’ai l’air de chialer contre les libéraux. Dans la forme, c’est vrai : s’ils n’ont pas pu guérir nos urgences en 4302 jours de pouvoir depuis 13 ans et demi, je ne vais pas retenir mon souffle pour les jours, semaines, mois, et années à venir.

Mais sur le fond, je chiale contre vous, contre nous tous : en étant réélus trois fois depuis les promesses de l’élection de 2003, les libéraux n’ont jamais été sanctionnés pour leurs ratés en santé. Je ne vois pas le prix qu’ils ont eu à payer pour ces 4302 jours d’inefficacité dans nos urgences. En cela, c’est un message envoyé aux autres partis qui veulent gouverner, le Parti québécois et la Coalition avenir Québec : la médiocrité n’a pas de coût politique.

M. De Sale Gauthier ne méritait pas de mourir comme un chien aux urgences de Gatineau, en août 2015.

Mais nous, Québécois, avons les urgences que nous méritons.

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