Chronique

L'autobus scolaire

Mardi matin, je reçois une photo via message texte. Ça vient de ma belle-soeur Isabelle. On y voit son plus vieux, Eliot, 5 ans, monter dans l’autobus scolaire, le sac à dos rouge plus gros que lui sur les épaules, le pas alerte. Il croise la conductrice et se dirige vers sa place. La photo est prise du trottoir. On sent que les portes vont bientôt se refermer.

C’est la dernière image de son gars avant qu’elle ne le perde de vue. Isabelle a voulu figer le moment. Elle a pris son téléphone et clic ! L’autobus est parti. Il lui restait au moins la photo. Elle l’a tout de suite regardée, le coeur serré. Et puis elle l’a envoyée à tous ceux en mesure de partager son émotion : son mari, ses parents, la marraine et le parrain que je suis.

Il n’y a pas de mot avec le message, juste la photo, mais si ma belle-soeur avait pu mettre en pièce jointe des larmes, il y en aurait sûrement.

Le temps est comme les autobus, il part trop vite. Eliot est un grand, maintenant.

Prendre l’autobus scolaire, c’est le début de l’indépendance. Le début du futur. Avant cette étape, l’enfant a toujours besoin de ses parents pour se rendre quelque part. Il a beau aller à la garderie, il ne le fait pas seul, c’est le parent qui le mène. Le chemin étant plus important que la destination, l’enfant est donc accompagné durant l’essentiel. C’est juste que rendu à la garderie, papa ou maman s’absente un peu. Mais prendre l’autobus scolaire, c’est lâcher la main de sa mère, c’est embarquer dans le convoi de la vie, où chaque personne est seule, même quand elle est avec les autres. Surtout quand elle est avec les autres. Ce ne sont plus les parents qui s’absentent, c’est l’enfant. C’est lui qui quitte. C’est la mère qui reste sur le trottoir.

Dans cet autobus, Eliot ne prend pas seulement une place pour s’asseoir. Il prend une place dans le monde. Il prend sa place. Dans la voiture de papa ou de maman, l’enfant a la place du roi. Il est couvé, bichonné, attaché, protégé. Dans l’autobus scolaire, l’enfant a la place qu’il parviendra à trouver. À gagner. Il devra jouer du coude, se faire accepter, se faire respecter.

C’est dans l’autobus scolaire que débute la vie en société. C’est là que certains enfants réalisent que la route sera longue. Ils devront apprendre à endurer les blagues plates et les tours pendables. Ils devront apprendre à accepter le rejet, quand personne ne voudra s’asseoir à côté d’eux. Chaque transport sera une douleur. Ils nourriront l’espoir de s’en sortir un jour. Peut-être, ils y parviendront. Peut-être, ils resteront pris à jamais dans le banc du délaissé.

C’est aussi dans le gros autobus jaune que d’autres enfants se feront de beaux souvenirs : les rires, les chansons, les amis, les premiers baisers échangés sans trop savoir si on aime ça ou pas. Eliot est de ceux-là. De ceux qui règnent dans l’autobus, qui se font adopter par les grands, qui aiment quand la vie roule et les emporte. Si Eliot pouvait, il coucherait à l’arrêt d’autobus. Tellement il aime ça, sa nouvelle vie de grand.

Tant mieux pour Isabelle. Son premier était prêt à franchir cette étape importante. Il l’était même plus qu’elle. Comprendre que sa progéniture peut se débrouiller sans nous, c’est pas évident. Ça se fait petit à petit. Il y a juste des jours où c’est plus frappant que d’autres.

Il y a des milliers de parents qui ont pris des photos de leurs bouts de chou, cette semaine. Des milliers de parents qui ont essayé de mettre le film sur pause.

Tous ceux dont les enfants ont franchi des étapes scolaires : la première fois dans le bus, l’arrivée au primaire, l’arrivée au secondaire, au cégep, à l’université. Ça donne un coup. Toujours le même coup. Le coup de vieux. Le coup annonçant la fin. La fin d’un temps qui ne reviendra pas. Dans la marche en avant de l’enfant, il y a toujours pour le parent un bouleversant sentiment d’éloignement. Il faut apprendre à aimer à distance. C’est tellement plus facile d’aimer en présence.

Je regarde la photo d’Eliot. Je viens pour répondre à Isabelle. Quoi lui texter ? Cute ? Un bonhomme sourire ? Oh le grand garçon ! ? Ce n’est pas à la hauteur du moment. Si elle avait écrit quelque chose avec la photo, je saurais quel ton prendre. Mais là, je sens bien que si elle n’a rien dit, c’est parce que la photo vaut mille mots. Et que son sentiment est trop gros. Alors pour lui répondre, ça prend plus qu’un texto. Ça prend une chronique. La voici.

Bravo Eliot ! Que l’autobus te mène loin.

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