Chronique

Bébé, il fait frette dehors…

C’est un classique américain de 1944. Son titre est aussi son refrain : Baby, It’s Cold Outside. En bon québécois chanté par Plume ou par Otarie, ça donne « Bébé, il fait frette dehors ». Un peu moins romantique, mais un classique tout de même.

Or 75 ans plus tard, ce classique du temps des Fêtes qui a été repris des millions de fois et adapté à toutes les sauces, qui a gagné l’Oscar de la meilleure chanson en 1949 comme trame sonore du film Neptune’s Daughter, et qui a été interprété par les plus grandes, d’Ella Fitzgerald à Lady Gaga en passant par Natalie Cole et Dolly Parton, vient d’être banni des ondes. La radio de CBC, Bell Media et Rogers ont décidé de retirer ce classique de leur programmation parce que l’homme de la chanson fait pression sur la femme pour qu’elle reste alors que celle-ci répète qu’il se fait tard et qu’elle doit partir.

Bref, selon les diffuseurs, nous sommes ici à un verre d’une agression sexuelle, perçue ou réelle. À l’ère du #metoo, ça ne saurait être toléré.

Avant d’aller plus loin, revenons en arrière, plus précisément en 1944 lorsque le parolier Frank Loesser a écrit cette chanson pour sa tendre épouse, Lynn Garland.

Dans les faits, le parolier cherchait un moyen de chanter en duo avec sa femme dans les chics salons new-yorkais où il se mourait d’être invité lors des festivités de Noël. Or après seulement quelques soirées, le mot s’est passé. Bientôt, Frank et Lynn étaient invités aux quatre coins de la ville dans des fêtes fastes et scintillantes, et priés, à la fin de la soirée, d’entonner Baby It’s Cold Outside afin de donner le signal aux convives qu’il était temps de partir.

Cette chanson, a déjà confié Frank, c’était leur billet gratuit pour les truffes et le caviar.

Je rappelle que cette chanson est née en 1944. Avant Harvey Weinstein. Avant #metoo. À une époque lointaine et oubliée où une femme de bonne tenue ne pouvait en aucun cas rester à dormir chez son boyfriend ou son futur mari.

Parfois, ce n’était pas l’envie qui manquait, mais voilà, si vous ne vouliez pas passer pour une femme de mauvaise vie, à la fin de la soirée, même si le gars était charmant, même s’il y avait de l’amour dans l’air, même si vous vous languissiez de rester au chaud avec lui, sur le sofa ou peut-être même au fond du lit, c’était impossible, c’était interdit. Vous risquiez de ternir à jamais votre réputation et d’être répudiée par vos parents. Alors vous preniez vos cliques et vos claques et bye-bye, mon cowboy.

Tout cela pour dire que le sous-texte de cette chanson, s’il est pris dans son contexte, n’évoque pas un prédateur qui va faire main basse sur sa proie. Non. La chanson évoque plutôt un jeu de chat et de souris, une sorte de valse-hésitation de la séduction, entre un homme et une femme qui se plaisent mutuellement, mais qui sont coincés par les conventions. C’est du moins ainsi que je l’entends. Mais ce n’est pas ainsi que l’entendent tous les diffuseurs vertueux qui ont choisi de bannir Baby, It’s Cold Outside.

L’ennui avec leur décision, c’est que si on commence à s’arrêter au sens caché des chansons pour les bannir, bientôt il n’y aura que les cantiques religieux qui tiendront la route. Et encore.

Demandez-le au petit renne au nez rouge. Celui qui aimait boire un petit coup et à qui la fée, qui l’a entendu pleurer dans le noir, pour le consoler lui a dit : « Viens au paradis ce soir. » Le paradis, ça peut être bien des choses, y compris un bordel et un club de danseuses nues. Quant à la fée, qui nous dit qu’elle n’avait pas soif elle aussi et qu’elle ne brûlait pas de prendre un petit coup avec son ami au nez rouge ?

On peut faire dire ce qu’on veut aux paroles des chansons. Prenez J’ai vu maman embrasser le père Noël. Et écoutez attentivement son couplet : « Ah si papa était v’nu à passer, j’me demande ce qu’il aurait pensé. Aurait-il trouvé naturel, parce qu’il descend du ciel, que maman embrasse le père Noël ? »

Si je prends cette chanson au pied de la lettre, elle raconte l’histoire d’un enfant traumatisé qui a vu sa mère tromper son père et s’envoyer en l’air avec un étranger. Et comme si ça ne suffisait pas, l’adultère s’est déroulé dans la maison familiale, la veille de Noël ! C’est un comble, non ?

Autre classique de Noël un brin tendancieux : Santa Baby, l’histoire d’une femme manipulatrice et entretenue, qui se la joue Marilyn Monroe pour mieux appâter son papa gâteau. De sa petite voix infantilisée par la convoitise matérielle, elle réclame une liste d’épicerie qui va du manteau en cachemire au yacht privé en passant par une décapotable bleu ciel 1954, des chèques, des duplex et une bague de chez Tiffany. Un peu plus et elle lui demandait la lune !

On peut faire dire ce qu’on veut aux chansons, mais est-ce une raison pour les punir pour les libertés prises à une autre époque quand ce qu’on leur reproche n’avait pas été verbalisé ni même conçu ?

Imaginez s’il avait fallu que des diffuseurs vertueux aient sévi au temps de Frank et Lynn. Ils auraient tué leur classique dans l’œuf, ce qui nous aurait privés d’une chanson qui, à l’approche de Noël, nous met dans une ambiance chaude et réconfortante. Mais ce temps-là est bel et bien fini.

Bébé, il ne fait pas frette que dehors. Il fait de plus en plus frette en dedans aussi.

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