Chronique

L’heure des choix

Le grand reporter de l’émission The Fifth Estate à la CBC, Linden MacIntyre, a décidé de prendre sa retraite à la fin de l’été. S’il quitte son emploi, dit-il, c’est notamment afin que de jeunes journalistes puissent conserver le leur.

« S’il y a plus de 500 personnes qui perdent leur emploi, j’aimerais que le public puisse en reconnaître une ou deux, a-t-il déclaré en entrevue au Globe and Mail. Sinon, cela n’aura aucun impact sur les gens. »

MacIntyre, avec sa voix posée, son regard perçant et ses questions franches, a animé l’équivalent canadien-anglais d’Enquête pendant 24 ans à la télévision publique. Ce journaliste chevronné et respecté, lauréat de plusieurs prix (notamment pour un roman), quitte l’antenne à 70 ans pour laisser sa place à des jeunes qui, justement, n’en ont pas.

C’est tout à son honneur. Comme le faisait remarquer avec justesse l’animateur radio Michel C. Auger dimanche sur le plateau de Tout le monde en parle, un « jeune journaliste » à Radio-Canada est un journaliste de 40 ans, voire de 45 ans, au statut précaire. Un pigiste, un contractuel, qui ne sait pas de quoi son avenir professionnel sera fait.

Il le sait encore moins depuis quelques semaines. Les dernières compressions budgétaires du diffuseur public, de l’ordre de 130 millions de dollars et de 657 postes à temps plein au cours des deux prochaines années (dont 312 au réseau français), vont toucher un grand nombre de jeunes employés. La direction de Radio-Canada a déjà indiqué qu’elle n’offrirait pas de plans de retraite volontaire aux plus anciens en raison de leurs coûts trop élevés.

Une trentaine de postes doivent être supprimés seulement au service de l’information français. Plusieurs journalistes dans la trentaine ou la quarantaine, la fleur de l’âge professionnel, perdront bientôt leur emploi. Certains parmi les plus talentueux de Radio-Canada. Des « jeunes » qui représentent l’avenir du diffuseur public et qui seront sacrifiés bêtement pour faire des économies de bouts de chandelle.

UN GESTE SYMBOLIQUE

On n’a plus la jeunesse qu’on avait. La « génération lyrique » n’a pas attendu le mitan de la vie pour obtenir des postes permanents dans les salles de rédaction. Linden MacIntyre a été journaliste pendant 50 ans. Il estime que son émission sera mieux servie par son départ que par celui de jeunes reporters et recherchistes moins bien rémunérés que lui.

Ses patrons ont tenté en vain de le retenir. Son geste, plus que simplement symbolique, est l’un des rares à avoir été posés par les têtes d’affiche du réseau anglais depuis l’annonce de cette troisième vague de compressions en 6 ans, totalisant plus de 2100 postes supprimés.

Dimanche, 9 des 17 journalistes signataires d’une lettre de soutien à Radio-Canada étaient sur le plateau de Tout le monde en parle pour rappeler que l’on n’ampute pas de 20 % un budget sans mettre en péril la qualité de l’information. La symbolique était là aussi très forte et le geste, courageux.

Le lendemain, le PDG de Radio-Canada, Hubert Lacroix, a lancé une « conversation nationale » sur l’avenir de Radio-Canada. Plutôt timide jusque-là dans la défense du diffuseur public auprès du gouvernement conservateur, il a semblé galvanisé par l’éveil de ses troupes. Lacroix réclame à son tour un meilleur financement du gouvernement fédéral, réduit à 29 $ par habitant alors que la moyenne du financement des pays occidentaux est d’environ 82 $.

Samedi, des jeunes de tous les horizons, parmi lesquels Gabriel Nadeau-Dubois, Léa Clermont-Dion et Aurélie Lanctôt, préoccupés eux aussi par l’avenir de Radio-Canada, signaient leur propre lettre, en exigeant pour le diffuseur public un financement stable « lui permettant de répondre à d’autres impératifs que ceux dictés par la course aux cotes d’écoute ».

C’est aussi ce que soulignait Marc Labrèche dimanche à Tout le monde en parle : Radio-Canada doit laisser aux réseaux privés le soin de faire ce qu’ils font de mieux, et commencer par respecter son mandat. Ce qui ne veut pas dire retourner à la belle époque des Beaux dimanches ! C’est une question d’équilibre, comme le chantait Francis Cabrel.

Pour Marc Labrèche comme pour bien d’autres (j’en suis), il semble absurde que Radio-Canada multiplie les concours de chant avec vedettes patentées – assez pour nourrir en vers d’oreille la population québécoise pendant plusieurs années – , alors qu’il n’y a pas un seul magazine culturel à l’antenne.

UN CHOIX DE SOCIÉTÉ

Radio-Canada a une mission clairement établie. Il est inconcevable que le diffuseur ait sabré l’équipe de journalistes d’Enquête, l’un de ses plus beaux fleurons. Une stratégie de la direction pour que le public soit moins indifférent aux coupes ? Une provocation du gouvernement Harper ? Difficile, devant une décision aussi incompréhensible, de ne pas sombrer dans la théorie du complot.

Il est vrai qu’il est de bon ton, dans les milieux culturels, de taper sur le clou du gouvernement conservateur. C’est un lieu commun. Mais ce gouvernement nous offre trop de motifs de déplorer sa vision à courte vue. Son raisonnement comptable étriqué ne tient pas compte des dommages à long terme sur la culture et l’environnement, pour ne citer que les exemples les plus flagrants.

C’est bien de ça qu’il s’agit : de dommages à long terme. Pas seulement pour de nombreux jeunes journalistes, réalisateurs et recherchistes bientôt sans emploi, mais pour le droit du public à une information de qualité. Financer adéquatement Radio-Canada, je l’ai dit et je le répète, est un choix de société. Et l’heure des choix a sonné.

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