Chronique Vu de la capitale

L’ambulance pour une gingivite

Le téléphone sonne. Ça répond.

— Madame Leduc ?

— C’est moi.

— Vous avez un peu de temps pour me parler ?

— Là, ça va, Simon tape dans ses mains. Je ne sais pas combien de temps ça va durer.

— On va tenter notre chance.

— Attendez, je vais aller me cacher. Il n’aime pas ça quand je parle au téléphone.

C’est comme ça que l’entrevue avec Johanne a commencé. Je l’appelais pour jaser de Simon, justement. Son gars a 11 ans, est autiste non verbal, ne dit rien, jamais, à personne. Il ne comprend pas trop ce qu’on lui dit non plus. Il parle à coups de poing et en lançant ce qui lui tombe sous la main.

Ces jours-ci, il est particulièrement à pic. Une gingivite. Pour n’importe qui, une gingivite, c’est plate. Pour Simon, c’est la fin du monde. « Il ne comprend pas que c’est temporaire, qu’il faut juste endurer un peu et que ça va aller mieux après. Ses gencives saignent terriblement, il a les lèvres noires. J’essaye de nettoyer ça, mais il veut m’étriper. » Ce n’est pas une figure de style. Simon frappe sa mère.

Ça a commencé par une fièvre il y a 10 jours. « C’était le jeudi. On ne savait pas ce qu’il avait, il ne parle pas. Samedi soir, j’ai réussi à savoir. J’ai dit “bobo ?”. Il a mis mon doigt dans sa bouche. » Lundi matin, direction dentiste. Pour n’importe qui, le dentiste, c’est plate. Pour Simon, c’est la fin du monde. Pour un nettoyage de routine, il est sous anesthésie générale. « C’est souvent comme ça pour les autistes. »

Cette fois-ci, ça urgeait. Le dentiste a demandé à Johanne de prendre rendez-vous pour une anesthésie pour soigner Simon. À l’hôpital, ça irait dans trois semaines. Au privé, c’était 1000 $. Johanne ne pouvait pas attendre. « Il a complètement arrêté de manger. Là, ça fait trois jours qu’il ne s’hydrate plus. »

Depuis une semaine, il a bu l’équivalent de même pas deux canettes de 7up. Johanne a essayé de lui donner du Tylenol, de l’eau et de l’Ensure avec une pipette. Peine perdue, Simon a tout craché.

Mercredi, Simon était faible, « il s’endormait comme ça, n’importe quand ». Elle a appelé Info Santé, a pris la direction de l’hôpital. Ils sont partis de leur maison de Lachine en ambulance. « On est arrivés à Sainte-Justine, ils l’ont regardé, ils nous ont dit que ça allait. On est restés une demi-heure et on est repartis. »

Un médecin a examiné la bouche de Simon : la gingivite est d’origine virale. Pas besoin d’anesthésie, donc, le temps finira par arranger les choses. Entre 7 et 10 jours. Une éternité pour Simon et sa famille. Johanne a ramené son gars avec sa bouche en sang, s’est encabanée avec lui.

Je lui ai envoyé un courriel hier, pour savoir si Simon allait mieux.

« C’est pas pire, mais pas mieux. Il me lance plein de trucs par la tête depuis ce matin. Il pleure beaucoup. Il se fait mal, ME fait mal, et honnêtement, j’en ai ras le bol moi-même… Ça fait depuis jeudi que je suis enfermée avec lui dans la maison. Ouf ! ma patience s’effrite.

Il ne boit que très peu, je dois me battre physiquement avec lui pour lui faire avaler de l’Ensure à la pipette aux deux heures. Il me frappe.

Il arrive à boire un peu de 7up de lui-même, de temps en temps.

Il saigne encore des gencives. »

Tout ça pour un bobo dans la bouche. C’est comme ça à chaque affaire plate qui devient la fin du monde. Johanne a publié un livre l’année passée, La souffrance des envahis, dans lequel elle raconte sa vie qui n’est jamais simple. Pourquoi envahis au pluriel ? Parce que ses deux gars sont autistes.

« Qu’est-ce qui arrive si, la prochaine fois, c’est un abcès ? S’il faut l’opérer d’urgence pour ne pas qu’il meure empoisonné ? À la clinique de l’hôpital Rivière-des-Prairies, il y a un anesthésiste un jour par semaine, et à Sainte-Justine, à leur clinique dentaire, est-ce qu’ils vont pouvoir en faire descendre un ? J’ose espérer que oui. »

J’ose espérer aussi.

Le dentiste de Simon lui a coupé la chique en lui disant que si ça arrivait, il pourrait juste prescrire des antibiotiques. Pour le reste, il lui a dit d’aller à Sainte-Justine, où ils ont autant de chances de gagner à la loto que d’avoir un anesthésiste d’urgence pour un cas dentaire. Elle a demandé aussi un rendez-vous pour un nettoyage le plus vite possible. Ça va au mois de janvier.

Johanne peut juste souhaiter que le pire n’arrive pas. Et continuer à serrer les dents.

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