QUELLE SAGESSE ?

Amitié

Écrire simplement ce mot. Ma tête tourne, valse, des visages jaillissent. Une folle envie de les embrasser tous, tout de suite. Là.

Ceux qui m’ont fait rire, qui m’ont ébranlée dans mes convictions et mes doutes, qui m’ont montré le chemin, qui m’ont fait pleurer, ceux que j’ai blessés, ceux qui m’ont relevée dans la peine et les creux, ceux que je ne vois plus. Et les fidèles, les résistants, ceux sur qui je pourrai encore compter.

Ceux qui sont disparus et qui ne reviendront plus. Je m’adresse souvent à eux. Oui, je parle à mes morts.

Chaque jour de ma vie a été, est nourri d’un rire, d’un geste, d’un mot de ces merveilleux fous qui vont et viennent me faire un clin d’œil, m’engueuler, m’informer, m’aimer, m’amuser, se moquer et repartir de plus belle !

Je voudrais coudre une courtepointe avec leurs beaux visages et, quand ils me manquent, m’abriller, la nuit, de leur présence.

L’amour, l’amitié se sont entrecroisés dans ma courte vie. L’un et l’autre étaient intenses, précieux, parsemés de rires et de pleurs. On ne fait pas l’amour avec ses amis ! Heureusement ! C’eût été épuisant ! Je me suis retrouvée amoureuse de l’homme que mon tendre ami zieutait depuis un moment sans m’en parler. Le sort allait décider pour nous. Des fous rires devant cette cocasserie !

L’amitié occupe presque autant de place dans mon cœur que l’amour, qui en mène large. Quand on tombe amoureux, on est moins disponible, c’est vrai. L’amitié en souffre.

La fête ! Toutes les fêtes ! L’incessant tourbillon ! Dormir était une punition. On n’arrivait pas à se quitter. Les matins pesaient lourd de conséquences annoncées pour la pauvre journée qui nous attendait.

Les amitiés qui n’ont pas tenu, celles dont le temps ne voulait pas. Les maladresses répétées, l’impatience qui rôdait. Plus possible de raccommoder les différends. L’usure s’était installée. Nous étions allés trop loin ou pas assez ! Sans au revoir ni adieu, nous nous sommes détournés. Les années à chercher à comprendre à quel moment le fil s’était rompu. La culpabilité, sombre compagne des pourquoi et des comment qui resteront sans réponse. L’oubli !

Les épreuves qui isolaient. Le chagrin et les longues traversées du désert pour se refaire et continuer.

Comment rester debout quand tout s’écroule ? Quand la maladie et la mort de ceux qu’on aime nous figent sur place, nous interdisant de continuer à vivre ce qu’on appelle « la vie normale ». Cette façon d’exister que je ne connais pas. Bouger le moins possible pour ne pas heurter la fragilité ambiante. Attendre patiemment. Fixer le plafond, se décider à appeler l’ami dont la voix et les mots apaiseront la douleur ardente.

Il y en a eu et il y en aura encore ! L’amitié a cette étonnante capacité de se renouveler et de réapparaître fortuitement. Ces mains tendues que j’ai accueillies et serrées si fort ! Ces mains porteuses d’amour, de présents, de « viens, on va aller faire un tour ». L’écoute de mes amis ! L’oreille aussi grande que le cœur. Des heures et des heures à parler, à nommer, à cracher les mots douloureux, étouffants, jusqu’à ce qu’ils ne résonnent plus. L’ami qui recevait et prenait tout.

Le frère et la sœur devenus des amis précieux, le temps du bilan familial enfin dépassé.

Les amis éparpillés qui reviennent ! La joie de se retrouver des années plus tard et de reprendre la conversation au téléphone, comme si elle n’avait jamais été interrompue. Je ne sais pourquoi ce genre d’appel survenait le soir. « C’est dans l’ombre que les cœurs causent », disait Paul Géraldy, le poète préféré de ma mère. Nous voilà repartis à nous raconter nos peurs, nos bons coups. L’envie de se revoir au plus vite. Des rides avaient eu le temps de sculpter nos visages. On se regardait avec toute la tendresse du monde. Plus beaux, plus touchants, plus aimants.

Je suis faite d’eux, de ces moments de complicité, d’intimité, d’intensité, de bambochades, de prises de bec, de voyages, de partage de livres, de maison, de linge, de musique nouvelle et ancienne, de spectacles, de trac, de bonnes bouffes, de confidences prolongées jusqu’à la nuit.

Je voudrais disparaître en même temps que ceux que j’aime. On le dit tout haut quand on est enfant, on le pense tout bas devenu grand.

Mes amis, ma mémoire, vous êtes précieux, beaux, drôles, intelligents ! Aussi fous que moi, parfois. Je vous aime. Vous l’avais-je dit ?

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