Jeux olympiques de PyeongChang

Réchauffer le long hiver coréen

Malgré les déclarations tapageuses et la propagande guerrière, les frères coréens réchauffent leur relation autour de la flamme olympique. Mais ce dégel se poursuivra-t-il une fois la fête terminée ? Tout dépend des compromis que chacun des acteurs sera prêt à faire, croient les experts. UN DOSSIER D’AGNÈS GRUDA

Révolution tranquille à Pyongyang

Le royaume ermite serait-il en train de s’extirper progressivement de sa coquille ? Deux Canadiens ayant séjourné récemment en Corée du Nord se disent ébahis devant les changements qu’ils ont observés dans les rues de la capitale, Pyongyang. Mais ces réformes balbutiantes ciblent surtout l’économie. Et Kim Jong-un tient encore bien serré la bride des libertés civiles.

Erich Weingartner est un habitué de la Corée du Nord. Il y a vécu pendant deux ans comme représentant du Programme alimentaire mondial (PAM). Et il l’a visitée à quelques reprises depuis, à titre de consultant pour des organisations humanitaires.

Son dernier séjour remonte à l’automne 2015. Et cet Ontarien n’en revient pas des progrès accomplis depuis son voyage précédent, trois ans plus tôt.

Cinq sociétés de taxis se font maintenant concurrence dans les rues de Pyongyang. Oubliez la grisaille que l’on associe habituellement à la Corée du Nord : chacune de ces entreprises est identifiée par une couleur vive différente.

Et le plus étonnant, c’est que les taxis ne manquent pas de clients, note cet humanitaire canadien, selon qui ce n’est qu’un des nombreux signes de l’émergence d’une toute nouvelle classe moyenne nord-coréenne.

Erich Weingartner a aussi croisé dans les rues de la capitale de nombreux passants tapant sur le clavier de leur cellulaire. « L’augmentation du nombre de téléphones portables a été fulgurante. »

Autre signe d’un certain enrichissement : des panneaux solaires sont apparus sur les balcons et dans les fenêtres des immeubles résidentiels de la capitale, ce qui permet à leurs propriétaires de déjouer les coupures de courant récurrentes.

« Des sections entières de la ville sont désormais illuminées pendant la nuit. » Autrefois, toute la ville était plongée dans le noir.

Pyongyang se reconstruit. La « rue des Scientifiques » abrite maintenant un quartier moderne et étincelant. Dans un autre quartier, on a vu construire des gymnases, des parcs. Et surtout, Erich Weingartner a observé un déferlement de petits restaurants privés.

« Dans les années 90, on ne trouvait pas de restaurants, maintenant, il y en a partout. »

Mais le principal signe de l’essor du secteur privé dans cette économie communiste contrôlée par l’État, ce sont les nombreux marchés publics et supermarchés où l’on peut dorénavant acheter des produits alimentaires étrangers, autrefois inaccessibles. Des produits que les marchands vont chercher notamment en Chine.

« J’ai été abasourdi de voir des supermarchés remplis d’aliments frais importés et très chers, il semble que les petites entreprises alimentaires prolifèrent. »

— Erich Weingartner, consultant pour des organisations humanitaires

Et summum de ce virage vers la qualité de vie, la Corée du Nord exploite désormais deux stations de ski alpin.

Erich Weingartner ne se fait pas d’illusions : si Pyongyang desserre peu à peu le corset de l’économie, c’est pour donner un peu d’oxygène à une classe moyenne « qui a de plus en plus de moyens et de plus en plus d’appétit pour la consommation et la modernité ».

Pas seulement pour lui faire plaisir. Mais pour prévenir d’éventuelles rébellions.

« Ce minicapitalisme ne rejoint pas tout le monde, mais il touche ceux qui seraient les plus susceptibles de former un mouvement d’opposition. »

Ces observations rejoignent celles de Benoît Hardy-Chartrand, chercheur associé à la chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM.

Il a visité la Corée du Nord en 2009, comme touriste, puis en 2014, dans le cadre d’un tournoi de hockey. L’équipe canadienne, au sein de laquelle il occupait la position d’ailier droit, a magistralement perdu…

« Il n’existe aucune statistique économique officielle en Corée du Nord, mais en surface, l’économie semble aller mieux. Il y a beaucoup de nouvelles constructions, certaines très luxueuses, mais aussi plusieurs marchés publics très actifs », raconte-t-il.

Il n’y a pas si longtemps, Kim Jong-il réprimait férocement toute initiative de privatisation de l’économie, rappelle ce politologue. « Son fils, lui, sait que s’il fermait les marchés où les Nord-Coréens, surtout les femmes, vont vendre des biens pour subvenir aux besoins de leur famille, cela entraînerait une révolte. »

« Plus personne en Corée du Nord ne serait capable de se passer de cette marchandisation progressive de la société », tranche Benoît Hardy-Chartrand, selon qui le mouvement est irréversible.

Les limites de la liberté

Mais cette libéralisation a des limites. Ainsi, signale Erich Weingartner, les Nord-Coréens ont beau posséder des téléphones intelligents, ils n’ont pas accès à l’internet, mais à un réseau intranet strictement contrôlé.

Le régime reste paranoïaque. Et la propagande antiaméricaine bat son plein.

Erich Weingartner cite en exemple le musée des Atrocités américaines, dont l’exposition permanente vient d’être remise à jour. On y voit désormais des figures de cire représentant des soldats américains en train de torturer des Nord-Coréens. Chaque jour, des écoliers vont visiter ce musée…

Autre bémol : cette nouvelle et encore toute relative prospérité n’est visible que dans la capitale. Les campagnes, elles, n’ont pas changé.

Et les Nord-Coréens qu’Erich Weingartner a eu l’occasion de rencontrer au cours de son séjour se sont montrés très prudents dans leurs conversations.

« Les gens ne critiquent pas le régime, mais évoquent leurs rêves et leurs besoins. Ils souhaitent vivre dans un pays plus ouvert, qui leur permettrait de voyager et qui entretiendrait de meilleures relations avec le monde. »

— Benoît Hardy-Chartrand, chercheur associé à la chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM

En libéralisant l’économie, Kim Jong-un s’assure que les élites de Pyongyang puissent satisfaire partiellement ces aspirations. De manière à limiter leurs frustrations.

Les Nord-Coréens, dit Erich Weingartner, ont aussi très peur d’une éventuelle guerre.

« C’est pour ça qu’ils soutiennent tous le programme nucléaire nord-coréen ; selon eux, c’est le meilleur moyen de se protéger contre les États-Unis qu’ils ont appris à craindre. »

La fenêtre olympique

Vendredi, les délégations des deux Corées marcheront ensemble sous un seul drapeau aux Jeux de PyeongChang. Cet apparent rapprochement ouvre-t-il la voie à un dialogue, voire à une réconciliation ? Les JO peuvent-ils offrir une possibilité d’apaisement avec Pyongyang ? Oui, croient les experts. Mais à la condition que la communauté internationale oublie son obsession d’une Corée du Nord dénucléarisée.

Après des mois de provocations de la part de la Corée du Nord, et un sommet à Vancouver qui n’a abouti à aucune nouvelle proposition, les Jeux d’hiver peuvent-ils contribuer à apaiser les relations avec le régime de Kim Jong-un ?

Le rapprochement que l’on voit entre les deux Corées à l’approche des Jeux olympiques est réel, même s’il n’est pas tout à fait nouveau, qu’il reste très fragile et qu’il s’agit en partie de théâtre. Les Jeux servent traditionnellement d’occasion d’apaisement entre Pyongyang et Séoul.

Mais les choses pourraient être différentes cette année. « Nous sommes dans les balbutiements d’un processus diplomatique », estime Jean-François Bélanger, spécialiste de ce pays et doctorant à l’Université McGill. Processus qui répond au désir des deux Corées.

« Les Jeux olympiques créent une atmosphère où le dialogue est possible », renchérit Erich Weingartner, consultant pour des organisations humanitaires qui font affaire avec la Corée du Nord.

« Il y a aujourd’hui une fenêtre de possibilité qu’on aurait intérêt à utiliser », affirme de son côté l’ex-ambassadeur du Canada en Chine Guy Saint-Jacques.

Le récent Sommet de Vancouver sur la Corée du Nord est-il susceptible de contribuer à ce déblocage ?

Là-dessus, tous les experts sont formels : ce sommet n’a pas changé grand-chose au dossier de la Corée du Nord. Tout au plus n’y a-t-on pas reculé. D’abord, parce que deux acteurs cruciaux, la Chine et la Russie, ont brillé par leur absence. Ensuite, parce qu’on en est resté aux menaces et aux sanctions, sans essayer de comprendre la logique de Kim Jong-un, ni d’ouvrir des voies de compromis.

« La seule préoccupation de Kim Jong-un est la survie de son régime, il faut comprendre ce besoin et lui donner des garanties », dit le diplomate Guy Saint-Jacques, selon qui les Nord-Coréens voient l’armement nucléaire comme une « police d’assurance » les protégeant contre une éventuelle attaque étrangère.

« Ils ont tiré la leçon de ce qui s’est passé en Libye et en Irak. »

Guy Saint-Jacques estime aussi que l’aspiration à construire une centrale nucléaire civile en Corée du Nord est légitime et qu’un éventuel dialogue avec ce pays devra en tenir compte.

Fondamentalement, la Corée du Nord n’est pas intéressée par un conflit, renchérit le politologue Jean-François Bélanger. Selon lui, le hic, avec la rencontre de Vancouver, « c’est qu’on y a lié la paix à la dénucléarisation de la Corée du Nord ».

Il faudra plutôt, si on veut progresser, penser à des compromis.

Peut-être faut-il, après tout, accepter que la Corée du Nord détienne l’arme nucléaire en échange d’un programme d’inspections, avance Guy Saint-Jacques.

Quel rôle le Canada peut-il jouer dans cette éventuelle reprise de dialogue ?

Le Canada pourrait prendre l’initiative et tendre la main à la Corée du Nord, affirme Guy Saint-Jacques. Ottawa pourrait envoyer un émissaire à Pyongyang, par exemple, et lui donner le mandat de lancer des discussions exploratoires. « Si jamais les Nord-Coréens font des demandes excessives, on pourra toujours se rétracter. Au moins, on aura essayé. »

L’ancien ambassadeur estime que le Canada pourrait faire cette démarche seul, tout en tenant Washington informé.

« Le Canada est perçu comme un pays multilatéral, pas comme une puissance menaçante, on a un important programme alimentaire en Corée du Nord, on pourrait essayer de profiter de la fenêtre actuelle pour aller voir les Nord-Coréens. »

Selon Guy Saint-Jacques, « il faut encourager toutes les formes de dialogue, sinon il y a un risque de dérapage avec des conséquences catastrophiques ».

Où se rencontrent les Coréens ?

Sur la glace

En janvier, 12 hockeyeuses sur glace nord-coréennes ont rejoint leurs coéquipières du Sud pour former l’équipe coréenne unifiée, la première à participer à une compétition internationale depuis 27 ans. Les premiers entraînements ont notamment donné lieu à quelques problèmes de traduction – le développement séparé des deux Corées s’est traduit par un développement distinct du langage, marqué notamment par l’anglais au Sud. Le patinage, « skating » en anglais, est devenu « seu-ke-ee-ting ». Le Nord a inventé ses propres mots, le patinage étant qualifié de « apuro jee chee gee ». — D’après l'Agence France-Presse

Sur la montagne

Cette semaine, des skieurs sud-coréens ont pris l’avion pour le Nord afin de s’entraîner avec leurs rivaux, vol direct rarissime entre les deux voisins. La délégation forte de 45 personnes, parmi lesquelles 24 athlètes dont aucun ne participera aux Jeux, s’est rendue au mont Masik, une station de ski chère au dirigeant nord-coréen Kim Jong-un. Peu de Nord-Coréens ont le loisir de skier régulièrement, si bien que les pentes du mont Masik sont largement désertes. Les Sud-Coréens ont repris le chemin en sens inverse jeudi, accompagnés des athlètes nord-coréens qui participeront aux Jeux. — D’après l'Agence France-Presse

Sur la scène

Dimanche dernier, un spectacle culturel réunissant des participants du Nord et du Sud devait avoir lieu au mont Kumgang, un lieu touristique de Corée du Nord. Mais Pyongyang a annulé l’événement lundi. Raison ? Dans un communiqué, le ministère sud-coréen a rapporté : « Le Nord, dans sa notification, a déclaré que notre presse attisait l’opinion publique de manière insultante pour les efforts sincères du Nord en faveur des JO de PyeongChang. » Au cours des dernières semaines, des critiques se sont en effet fait entendre en Corée du Sud, jugeant que Séoul avait fait trop de concessions au Nord pour le persuader de participer aux Jeux. — D’après l'Agence France-Presse

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