À table avec… François Audet
D’une crise à l’autre
La Presse
Il est neuf heures, vendredi matin. La veille, un avion de Malaysia Airlines s’est écrasé dans une zone chaude de l’Ukraine, contrôlée par des rebelles prorusses. Il est de plus en plus clair que cela n’a rien d’un accident et tout d’un attentat. Le monde n’est pas vraiment remis de la mort, mercredi, de quatre enfants palestiniens jouant sur la plage, abattus par l’armée israélienne sous les yeux de journalistes étrangers qui en ont fait des récits bouleversants.
L’actualité n’a rien de réjouissant. Et François Audet, le directeur exécutif de l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaire, en convient.
Mais il n’est pas terrassé ni formidablement inquiet.
Le biologiste de formation, maintenant professeur à l’École des sciences de la gestion à l’UQAM, revenu à Montréal en 2010 après 18 ans de travail sur le terrain, dont un ultime séjour à l’île Maurice où il était chef de la délégation de la Croix-Rouge pour l’Afrique de l’Est, François Audet, donc, en a vu d’autres.
Il ne craint pas outre mesure le risque de dérapage politique de l’attentat en Ukraine. « Il est même possible que cela calme le jeu, dit-il. La partie qui a tiré a perdu beaucoup de crédibilité. Et les grandes puissances ne se feront plus la guerre. Ils le font par intermédiaires. »
Bref, on n’est pas à Sarajevo en 1914…
Et on ne saura probablement jamais ce qui s’est réellement passé, ajoute-t-il.
« S’il y avait plus d’Américains à bord, il y aurait eu beaucoup plus de moyens pour faire enquête. Là, j’ai lu que même le lendemain, il n’y a toujours pas de périmètre de sécurité autour du lieu du crash… »
— François Audet
Donc, le flou risque de l’emporter.
Sur la guerre à Gaza, il rappelle que la situation est inextricable. Que oui, les morts de cette semaine et toutes celles depuis le début de ce nouveau chapitre de guerre sont inacceptables – dont celles de 73 enfants depuis le début de cette vague d’hostilités, le 8 juillet –, mais qu’il ne faut pas oublier que le Hamas se sert de boucliers humains, affirme Audet. Pour ensuite pouvoir accuser Israël de tuer des civils. Cela dit, note le professeur, le territoire est minuscule et 1,8 million de personnes y vivent, donc tout le monde s'y entasse. A-t-on assez de place pour ne pas mélanger lieux de vie et lieux de guerre ? Non.
Gaza, répète-t-il, est un territoire et une situation dont on voit difficilement comment elle pourrait s’améliorer. Là, comme dans tant de zones de conflits, des générations et des générations de cycles de haine enracinée parce que la violence a frappé proche. « Individuellement, tout le monde a ses explications. »
« Et à Gaza, les deux côtés sont responsables de crimes contre l’humanité dans ce conflit, dit Audet. On ne respecte pas le droit humanitaire et la règle de base voulant que la guerre, ça se fait entre combattants. »
François Audet, comme tant d’acteurs qui ont fait du terrain, constate un décalage entre la réalité concrète des crises humanitaires et la couverture qu’en font les médias. Il rappelle qu’il y a 4 millions de personnes déplacées à l’intérieur de la Colombie à cause de la guérilla, qui a pris la place des narcotrafiquants et finance ainsi ses activités. On n’en parle à peu près pas. Comme on parle trop peu aussi, selon lui, de la crise en Centrafrique, du Soudan du Sud, du Nord-Kivu, des famines au Sahel, en Afrique de l’Ouest…
« Les crises ponctuelles dans l’actualité occultent d’autres crises aussi graves. »
Et il y a les populations qui sont en situation de crise permanente et dont il voit mal comment elles pourront un jour s’en sortir. Il pense aux Comores, où le volcan actif pose une menace constante à une population aux prises avec la pauvreté et des conditions d’hygiène dramatiquement déficientes responsables de flambées récurrentes de choléra. « En plus, Al-Qaïda est là et recrute… »
Il pense à Haïti, où « on n’a vraiment pas encore trouvé la solution » aux problèmes politiques et économiques enracinés. On revient à Gaza, dont il ne voit pas, au-delà de la crise actuelle, comme elle pourra sortir du tunnel.
« Parfois, j’ai envie de fuir à la campagne au Québec, sur le bord d’un lac pour ne plus penser à tout ça. Je deviens pessimiste. Surtout quand je constate que ce sont des États organisés qui se lancent en guerre… Au moins, quand ce sont des situations comme au Sud-Soudan, où les frontières ne sont pas encore définies, on peut comprendre. Pas quand ce sont des démocraties. »
Car en fin de compte, réaffirme M. Audet, on ne le dit jamais assez : « Ce sont toujours les populations civiles non combattantes qui sont les premières à souffrir. Toujours. »
Trouve-t-il qu’on se plaint le ventre plein ici, au Québec ? Il le pensait avant et c’est pourquoi il a passé tant d’années à essayer de changer le monde en se rendant sur les lieux de crise. « Mais aujourd’hui, je constate qu’il faut juste accepter qu’on a chacun nos problèmes du quotidien. »