La Presse à New York Médias

L a m a c h i n e N e w Y o r k T i m e s

Il y a deux ans et demi, le New York Times a décidé de faire grimper ses revenus en allant chercher des abonnements payants. Et ça semble marcher. Mais la stratégie de redressement du quotidien ne se limite pas à cela. Notre chroniqueuse Marie-Claude Lortie a discuté de stratégie et de l’avenir du journal et des médias avec deux de ses dirigeantes.

Chronique

Le secret du NYT : vendre du journalisme de grande qualité

New York — Entrer dans le spectaculaire immeuble de la 8e Avenue conçu par Renzo Piano, où loge le New York Times, nécessite de montrer très formellement patte blanche. Mais une fois rendu aux étages de la rédaction, l’atmosphère est pas mal plus conviviale et un léger chaos règne. Il y a des cartons, des meubles qui semblent égarés, des espaces en mutation.

La salle de rédaction et les étages qu’occupe le journal sont en pleine rénovation.

Pour aller chercher des revenus, le quotidien a décidé de diminuer de moitié l’espace de ses bureaux, donc de doubler sa densité, et de louer ce qui pouvait être dégagé, m’explique Jodi Ruderon, l’associate managing editor qui dirige NYT Global, l’unité de développement des marchés étrangers du quotidien new-yorkais, que je viens rencontrer.

« Désolée pour le désordre, on ne trouve plus rien, lance-t-elle en m’accueillant. On est vraiment au milieu du changement. »

On s’assoit dans de confortables canapés dans ce qui fut naguère le bureau d’un des grands patrons pour discuter de l’avenir du journalisme écrit, des médias en quête de nouveaux revenus, du Times et de sa santé financière.

« Je dois dire qu’on se sent beaucoup mieux, ces jours-ci », dit Ruderon, qui a quitté la direction du bureau du Times à Jérusalem non seulement pour rentrer aux États-Unis, mais aussi pour passer de l’autre côté du journal, dans l’entreprise plutôt que la rédaction, pour vendre le New York Times hors des États-Unis.

« On est loin de l’époque où je me revois, style 2005, au bureau de Chicago, en train de me demander : “Ai-je encore la moindre utilité comme reporter ?” On se disait qu’avec l’internet, on ne servirait plus à rien, que tout serait gratuit… Et là, tout est différent. »

— Jodi Ruderon

Effectivement.

Non seulement les événements politiques et sociaux des 18 derniers mois ont confirmé et reconfirmé la pertinence du journalisme indépendant et professionnel, mais en plus, l’entreprise semble commencer à voir le bout du tunnel côté revenus, comme si le modèle d’affaires tant cherché depuis l’arrivée de l’internet et la fuite des revenus publicitaires du côté des réseaux sociaux (surtout Facebook) et des moteurs de recherche (surtout Google) était finalement quelque part à l’horizon.

Les revenus de l’entreprise sont en croissance.

Un modèle d’affaires axé sur les abonnements numériques

Dans son rapport sur 2017 sorti au début du mois, Mark Thompson, PDG de The New York Times Company, a expliqué que l’augmentation des abonnements numériques avait permis d’aller chercher 100 millions de dollars de revenus de plus qu’en 2016, portant cette enveloppe à plus de 1 milliard de dollars, soit 60 % des revenus de l’entreprise. « Un signe clair que notre modèle qui consiste à mettre de l’avant les abonnements est une façon efficace de maintenir nos ambitions journalistiques. »

Le modèle d’affaires, Meredith Kopit Levien, vice-présidente directrice et chef de l’exploitation de la New York Times Company, le résume simplement : « Vendre du journalisme de grande qualité pour lequel les gens sont prêts à payer. »

La gratuité de l’information disponible partout sur le web ne fait plus peur au grand quotidien.

Le changement, explique Mme Kopit Levien en entrevue téléphonique, a commencé il y a deux ans et demi. C’est là que l’équipe de direction a décidé de mettre l’accent sur l’augmentation du nombre d’abonnements numériques. « On s’est dit : si on réussit à faire ça, le reste va suivre. »

Pour cela, il fallait faire du site du Times une destination incontournable où les lecteurs auraient envie de retourner suffisamment souvent pour faire le saut d’un premier contact gratuit vers une lecture payante. En gros, l’expérience devait devenir « addictive et sans pareil », dit-elle. Du journalisme de haute qualité, mais aussi des moments forts, où on dit « wow », passés sur le site.

Donc en même temps que des équipes cherchaient à développer les nouveautés multimédias, de l’expérience techno, le journal continuait d’investir massivement dans du contenu exclusif, donc des nouvelles. C’est ainsi que sont arrivés l’enquête sur Harvey Weinstein et tous les scoops sur Donald Trump.

Pendant ce temps, on créait aussi des façons modernes, tirant parti des nouvelles possibilités technologiques, pour présenter lesdites nouvelles. On pense notamment à la nouvelle baladodiffusion quotidienne, The Daily, où un animateur discute de la nouvelle du jour avec un ou une journaliste du Times. En place depuis un an, ces capsules audio d’une vingtaine de minutes, parfois 30, ont été téléchargées près de 200 millions de fois. « C’est le balado de nouvelles qui a le plus de succès aux États-Unis, dit la vice-présidente du Times. Il y a plus de gens qui écoutent ça tous les jours que d’abonnés. »

Et qui est cet auditoire ? Des gens plus jeunes que la moyenne des lecteurs traditionnels. Il y a aussi plus de femmes. « On réussit ainsi à exposer un nouveau public à ce qu’est le New York Times. »

L’entreprise travaille donc sur plusieurs fronts en même temps.

Publicité, recettes et mots croisés

L’impression papier continue, donc la quête de publicité se poursuit, même si les revenus sont en baisse de ce côté. La quête d’annonceurs numériques se poursuit. La recherche de nouvelles relations avec la publicité avance aussi, notamment par le développement de « publicité native », aussi appelée publireportage. En même temps on investit dans le journalisme, on met aussi en place des produits connexes, pour tirer parti de la force de la marque.

Et on cherche à monétiser des contenus existants, comme les mots croisés et les recettes, les fameuses recettes du Times. « On a une banque de 18 000 recettes », explique Mme Kopit Levien. « C’est un autre grand secteur où la marque a une grande signification. » Donc le journal a lancé de nouveaux produits, dont un abonnement à New York Times Cooking, qui coûte 1,25 $ par semaine – offert par l’entremise d’une application – et qui donne accès à toutes les recettes, à des photos et des vidéos explicatives pour les préparer et à un système de classement.

Dans le dernier trimestre de 2017, l’entreprise a vu arriver 99 000 nouveaux abonnements numériques seulement pour son site de nouvelles et de 157 000 si on compte aussi les abonnements aux recettes et aux mots croisés.

Autre grand axe de croissance : les marchés extérieurs, dont le Canada, le Royaume-Uni et l’Australie, jugés prioritaires, même si le Times est lu partout dans le monde.

Aller chercher de futurs abonnés qui ne savent pas encore à quel point les choix du Times sur ce qui est important dans le monde sont pertinents pour eux aussi.

New York Times en chiffres

3,6 millions d’abonnés au total

2,6 millions d’abonnés seulement au numérique

1450 journalistes dans 160 pays

600 millions en revenus numériques en 2017

11 % d’augmentation des revenus d’abonnements au dernier trimestre de 2017

6  % de diminution des revenus publicitaires au dernier trimestre de 2017

99 000 des 157 000 nouveaux abonnés du dernier trimestre de 2017 se sont abonnés au service de nouvelle, le reste aux mots croisés et aux recettes

Source : New York Times

La recette en 11 ingrédients

Ça va mal partout dans les médias imprimés. Mais le New York Times, lui, réussit à tirer son épingle du jeu. Le nombre d’abonnements numériques augmente fortement et les revenus du journal gonflent grâce à ces lecteurs payants. Voici, en gros, la recette du Times en 11 points.

Investir dans le contenu, du journalisme worth paying for, donc d’une qualité qui a un prix. Et aussi restreindre, sans bloquer totalement, l’accès aux contenus gratuits. L’automne dernier, le Times est passé de 10 à 5 articles gratuits par mois pour les non-abonnés. Le contenu gratuit fait partie de la mission du journal. « Nos enquêtes, on veut que le plus de lecteurs possible les lisent parce que c’est d’intérêt public », dit Mme Ruderon. Mais cela permet aussi à d’éventuels futurs clients de connaître le produit et donc la marque.

Mettre de l’avant, vendre, l’importance de la mission du journal, du journalisme indépendant et professionnel.

Percer les marchés extérieurs, traduire des articles pas nécessairement pour gagner des abonnés, mais pour étendre la portée du journal, la résonance de la marque dans tous les marchés. Une série sur la corruption aux Philippines ? On traduit en tagalog. Maintenir un réseau de correspondants dans le monde entier.

Soutenir l’édition papier avec des projets spéciaux qui créent de l’intérêt, comme des éditions spéciales pour les enfants.

Changer la culture d’entreprise pour se donner le droit d’essayer de faire des projets de vente du journal dont le succès n’est pas garanti. « Maintenant, on a le droit de se tromper, c’est totalement différent d’avant », explique Jodi Ruderon, directrice associée, grande responsable des stratégies pour vendre le journal à l’extérieur des États-Unis.

Explorer les nouveaux formats numériques, notamment l’audio et la vidéo, l’interactivité.

Ne pas avoir peur de la publicité native, tout en maintenant fermement l’indépendance journalistique de la rédaction.

Défaire la culture en silo au sein de l’entreprise, pour permettre les échanges entre la partie commerciale et la salle de rédaction, afin de créer une atmosphère où tout le monde se sent dans le même bateau. Celui de la survie et du succès d’affaires de l’entreprise. Certains journalistes sont passés du côté des ventes et peut-être retourneront-ils à la rédaction.

Tirer parti des bulletins par courriel pour promouvoir les contenus, chercher des commandites.

Créer de nouveaux produits basés sur la force de la marque, qui la font rayonner, apportent certains revenus et fidélisent les lecteurs : des conférences, des voyages organisés, des repas en kit, un club de dégustation de vins…

Monétiser les contenus existants, notamment les mots croisés et les recettes, deux vaches à lait.

Le modèle du Times sera-t-il la nouvelle norme ?

Que dit l’expérience du New York Times aux autres journaux qui cherchent un nouveau modèle d’affaires à l’ère de l’internet ? Dialogue avec Sylvain Lafrance, ex-vice-président des services français de Radio-Canada et professeur associé à HEC Montréal, spécialiste de l’économie des médias.

Que dit l’expérience du New York Times, soit l’augmentation de ses revenus grâce à la croissance forte de ses abonnements numériques payants, à l’ensemble du marché ?

C’est une très bonne nouvelle. Cela nous dit que les gens sont prêts à payer pour de l’information de qualité. Et cela dit aussi que le public a réalisé deux choses : qu’il y a un prix pour avoir accès à de l’information de qualité et qu’il y a un prix à payer quand on ne paie pas…

Quelle est, selon vous, la clé de cette augmentation du nombre d’abonnés ?

Il y a plusieurs facteurs. D’abord, tout le contexte politique, le phénomène des fake news, l’élection de Trump… Tout ça a joué, c’est clair. Ça a poussé tout un marché vers des sources de nouvelles fiables. Aussi, le New York Times travaille sur un terrain gigantesque. Un marché de 300 millions d’habitants. Une langue qui est parlée dans le monde entier et qui lui permet de se vendre et d’être lu partout sur la planète. Une faible augmentation en pourcentage, pour eux, peut représenter beaucoup d’argent.

Est-ce un modèle, favoriser les revenus d’abonnement plutôt que de publicité, qui peut être utile pour les médias ici ?

Le modèle hybride est en train de prendre sa place ici aussi, et ailleurs. Ici, Le Devoir tire maintenant 52 % de ses revenus de ses abonnements. Le postulat voulant que la disponibilité de nouvelles gratuites pousse les gens à ne plus vouloir payer pour leurs journaux a été renversé.

Est-ce aussi parce qu’ils se sont habitués à cette idée de payer de petites sommes mensuelles ou hebdomadaires avec leur carte de crédit, pour des services comme Netflix ou Spotify ou le service Extra d’ICI Tou.tv ? Probablement. Il n’y a pas si longtemps, les gens avaient peur de se servir de leur carte de crédit pour payer de petites sommes, il y avait beaucoup de prudence. Là les gens font confiance au micropaiement.

Vu sa taille et son importance, le Times est-il en train de définir de nouvelles normes pour l’industrie ?

Le Times est un énorme acteur. Et l’avantage actuellement est aux grands acteurs, qui ont accès à de grands marchés. Il faut aussi regarder ce que fait le Guardian, qui a aussi un modèle hybride où les lecteurs ont accès à des contenus gratuits, mais ont plus s’ils paient. Ce qui est intéressant pour tout le monde, c’est cette nouvelle culture qui se développe. Une nouvelle éthique de la consommation culturelle qui comprend que tout ne peut pas être gratuit, qu’il y a un prix à payer. Ça, c’est une bonne nouvelle, même pour ceux qui travaillent dans de plus petits marchés.

Donc tout le monde devrait mettre le cap sur les abonnements et les contenus payants ?

Je crois que l’avenir, c’est l’hybride. C’est, justement, se protéger contre le changement, mais aussi profiter du changement, en maintenant des sources de revenus très diversifiées. Et pour les grands médias, il y aura toujours une certaine gratuité. Offrir du contenu gratuit est une responsabilité importante pour les médias qui veulent avoir un impact sur la démocratie et donc s’adresser à beaucoup de monde.

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