Série 2/3  Les honoraires des pharmaciens

deux prix, Même pharmacie

Les médicaments ne coûtent pas la même chose d’une pharmacie à l’autre ni… d’une personne à l’autre. Les Québécois assurés par un régime privé paient généralement plus chers que ceux qui sont assurés par la RAMQ à cause des différences d’honoraires des pharmaciens. Surcoût estimé par Québec  ? 500 millions par année. La facture détaillée que les pharmacies doivent désormais remettre aux clients lève le voile sur cette pratique dénoncée par des assurés et des entreprises.

deuxième volet d’une série de Marie-Eve Fournier

Presque 20 % plus cher pour les assurés du privé

On le sait, le prix des médicaments d’ordonnance varie beaucoup d’une pharmacie à l’autre. Mais saviez-vous que dans une même pharmacie, la facture n’est pas la même pour tout le monde ? Les prix sont plus élevés pour les 5,2 millions de Québécois couverts par une assurance privée, ce qui totalise pour eux un « surcoût » de 500 millions par année, calcule Québec.

L’écart de prix s’explique uniquement par le montant des honoraires professionnels facturés par les pharmaciens. Ce montant, inscrit depuis septembre sur les factures, inclut les services du pharmacien, une somme pour couvrir les frais d’exploitation de la pharmacie (loyer, taxes, électricité, etc.) et un profit.

Le médicament, lui, coûte la même chose pour tous les Québécois, qu’ils soient assurés par le privé ou par le régime public (RAMQ).

Pour les assurés RAMQ, Québec a négocié des honoraires fixes d’environ 9 $ par ordonnance. Mais lorsqu’un patient est couvert par une assurance privée, le pharmacien exige ce qu’il veut. Et les montants varient beaucoup. Ce peut être 12 $, 23 $, voire 1057 $, révèle un document du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) obtenu par La Presse.

L’étude précise que les personnes assurées par le privé ont payé en moyenne leurs médicaments 18,6 % plus cher que celles couvertes par le régime public.

Au bout du compte, cette situation s’est traduite par un « surcoût total [estimé] pour les assurés des régimes privés à 500 millions par an », écrit le MSSS dans un document daté du 7 février.

C’est la première fois que ce « surcoût » est calculé pour le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), qui a analysé des données de 2016. Étant donné le caractère « confidentiel » du document, le Ministère n’a pas voulu émettre de commentaires. Le ministre de la Santé, Gaétan Barrette, juge pour sa part que 500 millions, c’est « beaucoup » et rappelle qu’il a justement « fait passer une loi pour la transparence » à cause des écarts de coûts privé/public.

La différence de facturation la plus élevée touche les produits innovateurs pour lesquels il n’existe aucune copie générique. Dans ce cas précis, les honoraires facturés aux clients assurés par le privé sont trois fois plus élevés (+ 200 %), observe le MSSS. Pour les médicaments génériques, les assurés du privé paient 35,6 % plus cher que les assurés du public.

Le MSSS précise en outre que l’écart s’est accru, passant de 17,5 % (dans les années précédant 2016) à 18,6 %. L’Association québécoise des pharmaciens propriétaires (AQPP) rejette cette conclusion affirmant que sur les 97 % de « transactions du privé » entre le 1er juillet 2016 et le 30 juin 2017, il y a eu une diminution de l’écart, « contrairement à ce qu’on trouve dans le rapport ».

Honoraires moyens par ordonnance (médicaments « onéreux »)

Harvoni  1057 $

Revlimid 853 $

Sovaldi 793 $

Rituxan 671 $

Afinitor 627 $

Tysabri 597 $

Honoraires moyens par ordonnance (médicaments « peu onéreux »)

Apo-ésoméprazole  de 40,22 à 47,12 $

Venlafaxine  de 13,39 à 25,81 $

Gabapentine  de 21,47 à 24,42 $

Apo-atorvastatine  de 18,83 à 22,63 $

Mirtazapine  19,49 $

Source : ministère de la Santé et des Services sociaux

« Faillite probable »

L’AQPP admet que tous les Québécois ne paient pas le même prix pour leurs médicaments. Mais son directeur général, Jean Bourcier, tient à mettre les chiffres en contexte. Depuis 20 ans, l’inflation a été de 44,1 % tandis que les honoraires professionnels facturés à la RAMQ ont augmenté de 30,7 %, rappelle-t-il.

« C’est 13,4 % en bas de l’inflation, alors que dans le volet privé, les honoraires ont suivi l’inflation […], ce qui est beaucoup plus logique. »

Ainsi, s’il fallait que tous les clients d’une pharmacie soient couverts par le régime public d’assurance médicaments, elle ferait « probablement » faillite, nous a-t-il dit au cours d’un entretien à ses bureaux.

Doit-on comprendre que l’entente négociée avec Québec est mauvaise ? Non, répond M. Bourcier. Car le volume, les piluliers (aux honoraires plus élevés) et les ristournes offertes par les compagnies pharmaceutiques compensent.

En plus, les pharmaciens se « reprennent » sur les clients qui sont assurés par des régimes privés, ce qu’ils ont eux-mêmes admis au ministre de la Santé, relate une source politique bien au fait du dossier.

« Pas à nous de payer pour ça »

« On trouve inéquitable que les pharmaciens ne facturent pas le même tarif selon l’assureur. Certains appellent ça de l’interfinancement… S’ils négocient mal avec Québec, si ce n’est pas assez cher 9 $, ce n’est pas à nous, les détenteurs de régimes privés, de compenser ! À service équivalent, il faut payer des prix équivalents », plaide le professeur à la faculté de pharmacie de l’Université Laval Marc Desgagné.

Également président du Comité sur les assurances collectives du Syndicat des professeurs de l’Université Laval (SPUL), M. Desgagné regarde de très près le prix des médicaments car il milite depuis plusieurs années pour une plus grande transparence de la part des pharmaciens. Sa banque de données compte environ 300 000 factures (accumulées depuis 2010) qui sont analysées en profondeur par des professeurs.

Leur liste d’exemples jugés « inéquitables » est interminable.

Le SPUL est très préoccupé par la situation, car c’est lui – et non pas l’employeur (l’université) – qui administre le régime d’assurances collectives. Et le syndicat souhaite réduire au maximum les hausses de primes pour ses membres.

Encore des écarts en 2017

Évidemment, les conclusions du MSSS ne surprennent nullement M. Desgagné ; il croit même que l’écart de 500 millions est sous-évalué en raison de la méthodologie « grossière et fortement discutable » du ministère de la Santé.

Pour ce qui est de 2017, il y a encore et toujours des écarts, a constaté l’universitaire en analysant les factures des 35 368 ordonnances payées par les participants en 2017.

« Au minimum, c’est 45 %, et on voit du 100 % et exceptionnellement du 300 %. C’est tellement exagéré ! »

— Marc Desgagné, professeur à la faculté de pharmacie de l’Université Laval

Il donne l’exemple de la seringue d’ustekinumab pour traiter le psoriasis. Pour deux mois, ce médicament, qui coûte 4350,72 $ au pharmacien (si l’on tient compte des frais de distribution), les honoraires pour les assurés du privé varient de 535 à 783 $, selon les pharmaciens. Il en coûte 9 $ aux assurés de la RAMQ.

M. Desgagné se dit par ailleurs « répugné » de constater que les Québécois ne bénéficient pas totalement des économies que procurent les médicaments génériques, car les pharmaciens « révisent alors leurs honoraires à la hausse », a-t-il observé. De plus, il ne comprend pas pourquoi les honoraires varient tant d’une pharmacie à l’autre alors que le service est similaire, une situation qu’avait dénoncée le magazine Protégez-vous l’automne dernier.

Le volet québécois de l’Association canadienne des assureurs de personnes n’a pas voulu répondre à nos questions, affirmant qu’une trêve médiatique avait été conclue avec l’AQPP.

L’assurance ne paie pas tout

Les régimes d’assurances qui remboursent 100 % du prix des médicaments sont rares. La plupart des régimes remboursent 80 %, mentionne Marie-Josée Le Blanc, de Mercer. Pour certains patients, les 20 % restants représentent une somme minime. Mais pour ceux qui souffrent d’une maladie chronique et pour ceux qui ont besoin de médicaments de spécialités dites « biologiques », la facture annuelle peut être salée. Et dans bien des cas, le remboursement n’atteint pas 50 %.

L’employé paie la prime

Les employeurs qui paient 100 % des primes d’assurance sont de plus en plus rares, indique le cabinet Aon Hewitt. Et quand on paie une partie de sa prime, on a tout intérêt à ce que le prix des médicaments soit le plus bas possible… car le coût des primes dépend beaucoup des réclamations des trois dernières années. Bref, avec une attitude du genre « tant qu’à payer pour une assurance, je vais en profiter ! », il ne faut pas s’étonner que le prix de nos polices d’assurance explose.

Un avantage imposable

Même si votre prime est entièrement payée par votre employeur et que vous ne prenez aucun médicament, vous êtes tout de même concerné. Pourquoi ? Parce que le cadeau de votre entreprise est en réalité un avantage imposable qui peut coûter jusqu’à 1000 $ d’impôt dans le cas des polices familiales. Si le coût de la consommation de médicaments diminue, la valeur de votre avantage imposable devrait logiquement diminuer aussi.

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Cinq médicaments et leurs disparités

Voici cinq exemples de médicaments facturés à des patients assurés soit par un régime privé, soit par le régime public. Ces prix figurent sur des milliers de factures analysées en 2017 par le SPUL, le syndicat des professeurs de l’Université Laval.

COMMENT FAIRE POUR CHANGER DE PHARMACIE ?

L’Association des pharmaciens suggère aux Québécois de « magasiner leur pharmacien, et non pas leurs médicaments ». Et martèle qu’il n’est pas judicieux d’éparpiller ses ordonnances dans plusieurs pharmacies en raison des interactions possibles entre les médicaments. Néanmoins, ceux qui veulent changer de pharmacie ou se tourner vers une pharmacie en ligne le peuvent très facilement, comme l’explique le propriétaire de la nouvelle pharmacie virtuelle Poso+, Martin Gilbert. « C’est extrêmement simple, dit-il. Ça prend juste la volonté de la personne ! Il suffit d’aller en ligne ou de nous appeler. On va poser des questions au patient sur son état de santé et ses médicaments et on va ensuite faire venir son dossier de l’autre pharmacie. Certaines pharmacies vont exiger une autorisation écrite, mais c’est très, très peu courant. C’est comme si tu viens de la Gaspésie, que tu arrives à Montréal et que tu as oublié tes médicaments. Tu peux te présenter dans la pharmacie de ton choix et le pharmacien va appeler en Gaspésie pour faire le transfert de ton dossier pour un mois. »

Une menace qui plane

Votre pharmacien pourrait-il refuser votre carte d’assureur ?

Les pharmaciens tentent par tous les moyens d’éviter de transmettre aux assureurs des factures détaillées. Ils ont même poursuivi la RAMQ et Québec pour ne pas y être forcés. Ils ont perdu en Cour supérieure, mais portent maintenant leur cause en appel. Doit-on craindre qu’ils cessent d’accepter les cartes des assureurs comme ils ont menacé de le faire l’an dernier ?

Le Québec compte 5,2 millions de personnes couvertes par un régime privé d’assurance médicale. Du nombre, 95 % ont une carte de leur assureur qui leur permet, à la pharmacie, de ne pas payer entièrement leurs médicaments. Le pharmacien ne leur réclame que la franchise et la coassurance, s’il y a lieu.

Les pharmaciens considèrent que la loi leur impose uniquement de remettre une facture détaillée aux personnes assurées, pas aux assureurs.

La Cour supérieure a donné tort la semaine dernière à l’Association québécoise des pharmaciens propriétaires (AQPP), comme l’a rapporté La Presse. Mais l’affrontement n’est pas terminé. Dans ce contexte, pourraient-ils mettre à exécution la menace évoquée l’an dernier de cesser d’accepter les cartes des assureurs ?

Ce faisant, les pharmaciens n’auraient plus à transmettre aucune information aux assureurs, ce qui inclut leurs honoraires. Les patients, eux, devraient tout payer et faire ensuite une demande de remboursement.

Dans son verdict rendu la semaine dernière, le juge Daniel Dumais écrit que le pharmacien aurait le droit d’exiger le « plein paiement de son client assuré, de lui dire de se faire rembourser par l’assureur. Cette liberté existe même si elle complique les choses et risque de déplaire à ce même client ».

« S’il fallait faire payer les patients… Ouf… Le but, c’est que les gens ne soient pas pris à la gorge. Imaginez quelqu’un qui a le cancer et qui prend un médicament à 7000 $ par mois... »

— Marc Desgagné, professeur à la faculté de pharmacie de l’Université Laval et président du Comité sur les assurances collectives du syndicat des professeurs (SPUL)

L’universitaire est bien au fait de cette menace des pharmaciens. Le comité qu’il préside avait même préparé, l’an dernier, une lettre qu’il aurait remise aux assurés si elle avait été mise à exécution.

« Vont-ils avoir l’odieux de faire ça ? Et vont-ils le faire pour les assurés au privé alors qu’ils n’ont pas le droit de le faire pour les assurés du régime public [RAMQ] ? se demande Marc Desgagné. Ça créerait deux classes de Québécois. » Or, il n’existe au Québec qu’un seul régime, rappelle-t-il, avec deux volets (privé et public), ce qui suppose une certaine équité.

Une source du monde de l’assurance raconte que la menace était très présente le printemps dernier. Mais que pour des raisons d’image, les pharmaciens ont maintenant abandonné l’idée. « On espérait quasiment qu’ils le fassent, car ça aurait été très dommageable pour eux. Ça aurait paralysé les pharmacies. Imaginez tout ce qu’il aurait fallu expliquer aux patients. »

Invitée à commenter le sujet, l’AQPP nous a indiqué que « cela n’a jamais été discuté ni envisagé [et que] les pharmaciens n’ont donc aucune intention de cesser d’accepter les cartes des assureurs ».

Le droit d’exiger le plein paiement

Rappelons que le juge Daniel Dumais a donné raison à Québec sur toute la ligne, car « on désire que les payeurs soient informés du coût des médicaments et des services de sorte qu’ils puissent magasiner les prix si tel est leur désir ».

À son avis, une telle concurrence « favorise généralement un contrôle des coûts, ce qui ne peut qu’être bénéfique pour tous et favoriser la viabilité du régime [général et obligatoire d’assurance médicaments créé en 1996] ».

L’AQPP croit plutôt que les assureurs « n’ont qu’à demander copie des factures à leurs assurés ».

« Pas pour les assureurs », dit le ministre Barrette

Selon le ministre de la Santé Gaétan Barrette, la facture détaillée « n’est pas un outil pour les assureurs du tout. Ça peut leur servir, mais elle est là avant tout pour les citoyens ». « On leur donne un outil. Libre à eux de l’utiliser », a-t-il dit à La Presse. Jusqu’ici, Québec n’a pas fait d’enquête pour savoir si les consommateurs ont changé leur comportement. « Est-ce que les assureurs ont dit à leurs clients d’en profiter ? » M. Barrette dit l’ignorer. Quoi qu’il en soit, il estime qu’une période de six mois, c’est court pour changer des habitudes de consommation.

Les assureurs et le dirigisme

Les assureurs voulaient obtenir plus de transparence des pharmaciens pour « mettre en place des outils de comparaison [des honoraires] comme dans les autres provinces pour aider les employés dans leur choix, sans faire de dirigisme », explique Marie-Josée Le Blanc, de Mercer. 

Le dirigisme, interdit et puni d’une amende pouvant atteindre 1 million de dollars au Québec, consiste à diriger des assurés vers une pharmacie plutôt qu’une autre. 

Cette pratique est permise dans les autres provinces. Dans certains cas, les assureurs négocient des honoraires avec des pharmaciens. L’AQPP craint néanmoins le « dirigisme indirect ». 

Les outils de comparaison de prix créés par les assureurs semblent avoir donné des résultats. Les médicaments sont moins chers ailleurs au pays et les primes d’assurance aussi. Au Québec, les médicaments coûtent 10 % plus cher qu’en Ontario, précise Christine Than, d’Aon Hewitt. 

Du côté des assurances, « un même régime couvrant un même groupe d’employés dans les provinces suivantes se comparerait environ comme suit par rapport au Québec (100 %) : 75 % en Colombie-Britannique, 90 % en Ontario et 95 % au Nouveau-Brunswick ». Le prix des polices d’assurance a davantage bondi au Québec depuis 2009 qu’ailleurs au pays, constate aussi le cabinet Mercer.

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