CHRONIQUE

Et Mordecai ?

À travers l’émotion qui a marqué la mort de l’immense artiste qu’était Leonard Cohen, les Montréalais francophones ont célébré la composante juive de Montréal, cette ville qui ne serait pas la même sans l’apport extraordinaire de cette communauté trop longtemps ignorée sinon pourchassée (mais ne ressassons pas un passé heureusement révolu).

L’ouverture du magnifique Pavillon pour la Paix du Musée des Beaux-Arts, legs de Michal et Renata Hornstein, vient de nous le rappeler : sans leurs mécènes juifs, ni le MBAM ni l’Orchestre symphonique n’auraient vu le jour. Sans cette communauté qui valorise l’éducation et le travail intellectuel depuis des millénaires, Montréal aurait eu moins de grands médecins, moins de grands chercheurs.

Pourquoi s’étonner de ce que l’Hôpital général juif soit un modèle, quasiment une exception, dans une province qui gère si mal ses services d’urgences ? Ou que les Juifs de Montréal, du plus petit artisan aux grandes familles comme les Steinberg ou les Goldbloom, aient appris le français des décennies avant la loi 101 ?

Revenons au grand Leonard, probablement le Montréalais le plus connu au monde. Les gens en larmes au parc du Portugal, le registre à la Bibliothèque nationale, le fleuve de témoignages dans les médias, le drapeau en berne à l’Assemblée nationale en attendant une commémoration nationale… tout cela témoignait, au-delà de la tristesse ressentie à la mort d’un merveilleux chantre de l’âme humaine, d’un phénomène d’ordre sociologique : le désir de faire entrer les Juifs dans le Nous québécois – ces Juifs dont Leonard Cohen, avec sa gravité, son humour décapant et ses références bibliques, était le parfait archétype.

Compte tenu du consensus populaire, nul doute que la Ville de Montréal honorera brillamment la mémoire de Leonard Cohen. Oui, mais Mordecai Richler ?

Son nom sent encore le soufre, à cause de ses virulents écrits contre le nationalisme québécois, mais l’heure n’est-elle pas venue, 15 ans après sa mort, d’oublier les anciennes querelles pour célébrer celui qui fut le plus grand romancier montréalais (avec Michel Tremblay, mais ce dernier, grâce au ciel, est bien vivant !), en plus d’être l’écrivain canadien le mieux connu internationalement ?

Son importance est telle que les Éditions du Boréal ont entrepris la publication de ses cinq œuvres majeures, traduites cette fois par des Québécois plus aptes à saisir ses références à la culture montréalaise que le premier traducteur français, qui parlait de « la tasse Stanley » et traduisait « la Main » par « rue principale » !

Boréal a publié l’an dernier la traduction franco-québécoise de son chef-d’œuvre, Solomon Gursky Was Here.

Hélas, Richler est resté un personnage controversé (sa propre communauté juive, d’ailleurs, n’a pas été épargnée par sa plume sarcastique). La Ville de Montréal s’est contentée de lui dédier un petit kiosque qu’on n’arrive jamais à rénover – une insulte plutôt qu’un honneur. Heureusement, en 2015, l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal lui a consacré une bibliothèque du Mile-End. Est-ce assez, considérant l’envergure littéraire de Mordecai Richler ?

J’ai pleinement participé aux anciennes polémiques. En septembre 1991, quand Richler a publié dans le New Yorker un article assassin (bourré de nombreuses erreurs de faits et de perspective) sur le nationalisme québécois, je l’ai vivement condamné pour ce travail bâclé et injuste, tout en affirmant mon admiration inconditionnelle pour son œuvre littéraire. Cette chronique m’a valu, à mon grand regret, le ressentiment durable de l’écrivain et la perte d’une amitié qui avait commencé à fleurir entre nos deux couples.

Le temps a passé, les pamphlets politiques de Richler sont tombés dans l’oubli. Ne reste que l’œuvre d’un grand maître du roman et de la satire. Une œuvre admirable, vivante et jouissive, profondément ancrée dans le terreau montréalais. Le petit gars de la rue Saint-Urbain mérite autant que le petit gars de la rue Belmont la reconnaissance de sa ville.

Leonard Cohen n’a jamais offensé personne, peut-être par tempérament, peut-être aussi parce que durant les événements qui ont suscité la colère passionnée de Richler, Cohen vivait surtout aux États-Unis et en Grèce. Il était loin du feu, alors que Richler, dans ses antres du centre-ville, se consumait dans la ville en flammes.

Cohen le croyant, revenu à ses racines, est inhumé au cimetière Shaar Hashomayim, sur le flanc du mont Royal. Richler le libre-penseur repose tout près, dans un cimetière laïc – soit par choix personnel, soit pour s’assurer que sa Florence adorée, qui n’est pas juive, soit enterrée à ses côtés.

À leur ville de les faire vivre à jamais.

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