La Presse en mer Méditerranée

Journal de bord

Mercredi 21 juin, en soirée

Une feuille et un stylo

Le premier était un Ivoirien qui s’appelait Kasim. Au moment de jeter son t-shirt déchiré et détrempé, il a eu un moment d’hésitation. Puis, il a tendu le vêtement en pointant vers quelques chiffres inscrits à l’encre bleue, partiellement délavée.

— « S’il vous plaît, une feuille et un stylo. »

J’ai arraché une feuille de mon calepin et j’ai commencé à transcrire sa liste de numéros de téléphone. Deux minutes plus tard, j’étais entourée d’une dizaine de jeunes hommes, qui avaient eux aussi inscrit des numéros sur leur chemise, leur pantalon ou sur des feuilles glissées dans un ourlet ou une poche.

C’étaient les coordonnées de leurs parents et amis, surtout ceux qui sont restés derrière, au Mali, au Sénégal ou en Libye. Et les numéros de téléphone de quelques rarissimes contacts en Europe.

En les regardant essayer de reconstruire des chiffres effacés par la mer, avant de jeter leurs vieux vêtements, j’ai pensé que ces numéros, c’est tout ce qui leur restait, désormais, de leur ancienne vie.

Jeudi 22 juin, vers 6h du matin

L’écrivain

Le transfert des 118 naufragés qui avaient été recueillis par le cargo turc Arkos s’est terminé vers 1 heure du matin. Et dès l’aube, le lendemain, ils allaient être remis au Golfo Azurro, bateau de sauvetage de l’ONG espagnole Open Arms, qui était prêt à rentrer en Italie.

Je me suis levée tôt dans l’espoir de retrouver Idrissa, un Malien de 23 ans qui m’avait dit aspirer à devenir écrivain, que j’avais croisé sur le pont à son arrivée à bord de l’Aquarius. Il portait déjà en lui son premier roman qui serait intitulé La servante Fatima

En attendant de repartir, Idrissa a eu le temps de me raconter son histoire. Cela faisait cinq ans qu’il avait quitté Gao, sa ville du désert malien. Il était parti quand les djihadistes qui venaient de prendre le contrôle de la ville avaient abattu son père. Du jour au lendemain, Idrissa était devenu responsable de sa mère et de sa sœur. Il n’avait que 18 ans.

Ses pérégrinations l’ont mené de la Gambie à l’Algérie, puis en Libye, pays réputé riche et accueillant pour les travailleurs étrangers. Mais depuis 18 mois, ce pays sans gouvernail a sombré dans une violence exacerbée. Et c’est cette violence-là que fuyait maintenant Idrissa.

— « Et il va parler de quoi, ton livre, Idrissa ? »

À ce sujet, il était intarissable. C’est l’histoire d’une Malienne qui s’est fait embaucher comme domestique et qui a été forcée de se prostituer. Une histoire inspirée par des faits réels.

« Je veux devenir écrivain, je veux consacrer ma vie à laisser des traces. »

Idrissa n’en était pas à sa première tentative de prendre la mer. Le 15 juin, il courait déjà vers la mer quand un des passeurs a stoppé son élan. Le bateau était plein, il n’y avait plus de place pour lui.

Quelques heures plus tard, ce même bateau a été retrouvé avec seulement quatre survivants à son bord. Les 126 autres passagers avaient été avalés par la mer.

Si Idrissa était parti cinq minutes plus tôt, cette nuit-là, il serait probablement disparu, sans laisser de traces.

Résumant ce naufrage, Stéphane Broc’h, coordonnateur adjoint des sauvetages sur l’Aquarius, a eu cette réflexion : « Pour compter les morts, il faut des survivants. »

Quand un bateau coule, emportant tous ses passagers, il n’y a pas de témoin. Ces morts ne sont jamais recensées.

Samedi 24 juin

Bébé à bord

Amina et Moubarak sont des Éthiopiens appartenant à l’ethnie oromo, dont la révolte, en automne 2016, a été réprimée dans le sang.

Ils ont fui leur pays en automne 2016 après que le père d’Amina a été décapité, et que leur petit marché a été incendié, leur faisant perdre leurs moyens de subsistance.

Ils ont mis quatre mois à traverser le désert, avec un bébé, Ramadan. Peu après leur arrivée en Libye, ils ont compris que là aussi, il y avait la guerre. Ils ont décidé qu’ils devaient fuir à nouveau, avec Ramadan, maintenant âgé de 13 mois. Et Mourad, un nourrisson de 6 semaines.

Dans la nuit du 22 juin, ils se sont donc embarqués, tous les quatre, dans le bateau de bois qui les attendait sur la plage de Sabratah.

Ont-ils hésité à prendre la mer avec deux enfants aussi jeunes ?

« Si nous pouvons le faire, les enfants peuvent le faire aussi. Et puis, on n’avait pas d’autre choix », racontent-ils dans une entrevue improvisée près du « shelter », la pièce réservée aux femmes et enfants à bord de l’Aquarius.

« Quand on entreprend une telle traversée avec deux enfants aussi jeunes, c’est que ça nous semble moins dangereux que de rester », tranche le docteur Craig Spencer, médecin de MSF à bord de l’Aquarius.

Deux jours après nous avoir débarqués à Pozzalo, dans le sud de la Sicile, celui-ci venait de secourir des jumeaux âgés d’à peine 1 semaine… ainsi qu’un nombre record de 1030 autres naufragés.

Samedi 24 juin

« C’est quand, l’Italie ? »

Deux gars originaires du Mali sont assis sur un rouleau de cordages, sur le pont de l’Aquarius qui continue à patrouiller la zone des sauvetages, à une quarantaine de kilomètres de la côte libyenne. L’un d’eux me fait signe d’approcher.

— « Vous savez quand on va arriver en Italie ? Mon copain dit que ça va prendre deux heures, mais moi, je pense que ce sera plutôt six. »

En réalité, nous mettrons près de deux jours à rejoindre la ville portuaire de Pozzalo, au sud de la Sicile.

Leur naïveté n’a rien d’inhabituel, confient les habitués de l’Aquarius. De nombreux Africains n’ont pas la moindre idée de la taille de la Méditerranée qu’ils s’apprêtent à traverser. Ils n’avaient jamais vu la mer avant de venir en Libye. Et la majorité d’entre eux ne savent pas nager…

Dimanche 25 juin, après-midi

L’arrivée

Pendant deux jours, les 267 rescapés de l’horreur que l’Aquarius amène vers le port sicilien de Pozzalo ont reçu les soins attentifs de l’équipe de SOS Méditerranée et de MSF.

Distributions alimentaires au son de la musique, premiers soins médicaux prodigués par une équipe de MSF qui, en plus du Dr Craig Spencer, compte aussi deux infirmiers et une sage-femme.

Ils soignent avec respect leurs plaies de gale et leurs blessures infectées, mais aussi, peut-être même surtout, ils recueillent leurs témoignages. Bref, ils les traitent comme des êtres humains à part entière.

Le décor surréel dans lequel les autorités italiennes accueillent « nos » naufragés nous ramène brutalement sur terre, dans tous les sens du terme. Les représentants du ministère de la Santé ont revêtu pour l’occasion des survêtements blancs qui les recouvrent de la tête aux pieds. Ils portent aussi des masques, comme s’ils venaient d’arriver dans un village dévasté par l’Ebola.

Le médecin qui examine les passagers est particulièrement rude.

— « Infezione genitale ! », hurle-t-il en italien en lisant la fiche médicale d’une femme qui s’apprête à descendre sur la terre ferme.

— « Vous ne pouvez pas parler moins fort ? », lui demande, horrifiée, la sage-femme Alice Gautreau.

— « De toute façon, ils ne parlent pas italien », répond le médecin sur un ton condescendant.

À bord de l’Aquarius, ils sont nombreux à essuyer quelques larmes en voyant les rescapés de la mer quitter le bateau. Pendant deux jours, ils ont vu des gens anéantis par des conditions inhumaines reprendre vie, au point de danser sur le pont, au son du tam tam, alors que le soleil incendiait l’horizon.

Mais ça ne prend pas grand chose pour faire voler en éclats leur humanité retrouvée. Il peut suffire d’un médecin qui crie haut et fort : infezione genitale

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