Chronique

L’indignation sélective

Imaginons une actrice et metteure en scène canadienne archiconnue qui laisserait entendre, à l’émission de radio la plus écoutée du matin de Toronto, que les Québécois sont des Guy Turcotte en puissance, afin de justifier une nouvelle loi vaseuse sur la protection des enfants.

J’ose imaginer que cela provoquerait un tollé. Que des commentateurs, des chroniqueurs, d’autres acteurs et metteurs en scène, torontois comme québécois, dénonceraient ces propos de manière ferme.

Mardi, au micro de Paul Arcand, Denise Filiatrault s’est fendue d’un dérapage islamophobe en règle. Elle a déclaré que les femmes qui prétendent porter le voile par choix sont des « folles », et que celles qui ne le portent pas risquent de se retrouver au fond d’un lac. « Heureusement que la plupart de nos hommes ne sont pas comme ça », a-t-elle précisé.

Une « folle », Dalila Awada, qui expliquait de manière posée son opposition au projet de charte du PQ, il y a 15 jours, à Tout le monde en parle ? « Ça sert à quoi de se cacher les cheveux pour se peinturer et se colorer la figure comme un clown », a déclaré Mme Filiatrault à propos de cette jeune femme qui « porte le voile et se maquille outrageusement » (non, elle n’a pas dit « ostentatoirement »). Heureusement qu’il y a des féministes pour défendre les femmes…

Denise Filiatrault, à n’en point douter, a le sens du punch. C’est une grande dame du showbiz québécois qui mérite le respect du public et de ses pairs pour l’ensemble de sa carrière. Est-ce pour cette raison que ses propos ouvertement xénophobes, aussi navrants qu’inacceptables, n’ont été dénoncés que du bout des lèvres, presque pour la forme ?

Imaginons que Denise Filiatrault ait parlé, non pas de Dalila Awada, mais des juives hassidiques, en les traitant de folles parce qu’elles portent une perruque au nom de leur religion. Je ne crois pas me tromper en disant que la réaction aurait été plus vive et le désaveu plus clair. Jacques Fabi a été suspendu (avec raison) pour des propos équivoques sur la communauté juive.

Pourquoi donc ? Pourquoi dans le débat actuel, dont les braises sont entretenues à dessein par le PQ, ne parle-t-on jamais de la perruque portée par les unes, mais autant du voile porté par les autres ? Il y a pourtant des femmes hassidiques qui travaillent dans des CPE.

M’est avis que l’antisémitisme est aujourd’hui moins toléré, non seulement dans la société québécoise, mais en Occident (surtout depuis le 11-Septembre), que l’islamophobie. Ce qui explique que certains commentateurs, à la radio comme dans les médias écrits, se permettent des propos islamophobes sans que personne ne sourcille.

L’islamophobie est socialement acceptable en 2013. Comme l’étaient le machisme et la ségrégation des Noirs en 1953. Je me demande du reste quel regard le Québec posera sur les dérapages islamophobes actuels dans 60 ans. Pas sûr que les prochaines générations trouveront cela très édifiant.

Grâce au paravent de la laïcité, certains se sentent légitimés dans leurs discours et leurs comportements xénophobes. On peut se déclarer impunément islamophobe à la radio et même en être fière. Surtout si l’on se dit du même souffle féministe. On n’arrête pas le progrès.

Je suis féministe. Je suis – je vais dire une énormité – pour l’égalité hommes-femmes, garantie par nos deux Chartes. Je suis aussi athée. Je ne crois ni en Dieu ni en Bernard Drainville. Et j’estime, tout comme Janette Bertrand, que les religions monothéistes sont horriblement machistes. Ce qui ne m’empêche pas de considérer la liberté de conscience comme un droit fondamental dans notre société.

Je trouve du reste suprêmement ironique le discours paternaliste de certaines féministes – à commencer par Pauline Marois – , convaincues de savoir du haut de leurs valeurs judéo-chrétiennes ce qu’il y a de mieux pour la femme musulmane (qu’il faut protéger d’elle-même et de tous ceux qui l’oppriment).

Bonjour le colonialisme. Et tant pis pour la nuance, dans ce pays où la grande majorité des musulmanes, stigmatisées collectivement, ne porte pas le voile. Mais où 600 femmes autochtones ont disparu ou ont été assassinées depuis 20 ans sans que quiconque ne s’en soucie. On a l’indignation sélective.

Des quelque 14 000 meurtres commis en 2011 aux États-Unis, selon le New York Times, aucun n’était dû à l’extrémisme islamique. Aucun. Mais qui se soucie des faits dans un débat où foisonnent les généralisations, les préjugés, l’ignorance et l’intolérance.

Quand j’entends Janette Bertrand, une grande dame pour qui j’ai beaucoup d’admiration et d’affection, dire à la télé que « si on ne légifère pas, petit à petit, subtilement, les islamistes vont gagner » ou avouer (à ma collègue Katia Gagnon) qu’elle a peur d’être soignée par une médecin portant le voile, je mesure le fossé creusé par le PQ avec ce projet malheureux.

Je comprends évidemment les appréhensions de ceux et celles qui ont vécu la Grande Noirceur ou subi les exactions de régimes répressifs à l’étranger et qui en sont restés traumatisés. Mais il faut se méfier des amalgames et des transpositions. Le Québec n’est ni la France avec son passé colonialiste, ni l’Égypte, ni l’Afghanistan. N’en déplaise à ceux qui, par leurs discours alarmistes, voudraient nous convaincre que le péril islamiste est à nos portes.

Il faut combattre les intégrismes bien sûr. Mais aussi dénoncer l’islamophobie. La banaliser, c’est la cautionner.

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