Chronique

Un oubli

Il ne sera pas accusé. Comme d’autres, j’ai échappé un soupir de soulagement, de compassion.

Quand il y a mort d’homme, mort d’un petit homme dans ce cas-là, je préfère toujours voir la justice des hommes et des femmes décider. Qu’on laisse à un juge, à un jury le soin de décider si les actes d’une personne constituent un acte criminel, plutôt que le procureur de la Couronne.

Pas dans ce cas-là. Dans ce cas-là, dans le cas de ce père de Saint-Jérôme qui a oublié son enfant de 11 mois dans sa voiture un jour d’été, il n’y a pas eu d’« acte », justement. Il y a eu un oubli.

J’avais beau y penser et y repenser, je ne voyais pas en quoi l’intérêt public serait bien servi en faisant un procès criminel à un homme qui, d’une certaine façon, vivra dans une prison pour le restant de sa vie.

Juste pour être clair : je ne suis pas en train de dire que chaque père, que chaque mère qui oublie son enfant dans l’habitacle d’une voiture surchauffée devrait passer go et réclamer sa carte de sortie de prison.

Je dis que c’est du cas par cas. S’il y a eu négligence, si un père s’est dit qu’il ne laissait son enfant dans l’auto « que » 15 minutes le temps d’aller faire des emplettes, si une mère avait laissé la fenêtre de l’auto entrouverte « pour faire de l’air » en allant en boire une froide à la taverne, alors là, nous sommes dans des cas différents de celui du père de Saint-Jérôme. Dans des cas où des accusations criminelles pourraient être parfaitement justifiées parce qu’il y a eu un acte, un geste, une décision.

Pas dans le cas du père de Saint-Jérôme, de toute évidence. Un oubli. J’y reviens, j’insiste et j’insiste même lourdement :  un oubli.

En septembre, chroniquant sur cette affaire d’une tristesse à donner le vertige, j’avais expliqué en citant une enquête du Washington Post la complexité des mécanismes de la mémoire, qui fonctionne à différents niveaux. Dans ces sinistres histoires d’enfants oubliés, c’est le plus souvent la faute des ganglions de la base – ces foutus ganglions de la base dont nous ignorons tous l’existence – qui font oublier la tâche importante qui ne fait généralement pas partie de la routine…

Comme déposer ton enfant à la garderie, quand c’est pas toi qui fais ça, généralement.

L’enquête du Post multipliait les détails de morts d’enfants aux États-Unis. La conclusion était à glacer le sang : ça peut arriver à n’importe qui et ça arrive justement à des gens de tous les milieux socio-économiques, de toutes les races, de tous les parcours scolaires.

En apprenant hier que le père du garçon de 11 mois ne serait pas accusé, j’ai pensé à toutes les fois où mes ganglions de la base m’ont joué des tours, ces derniers mois.

La fois où j’ai mis le cap sur le quartier de mon ancien condo, que je n’habite plus depuis plus d’un an.

La fois où j’ai perdu mon téléphone dans le tiroir à ustensiles.

Les fois où j’appelle un ami plutôt que ma blonde, parce que leurs numéros de téléphone commencent tous deux par les trois mêmes chiffres.

Des oublis, des bogues de pilote automatique. Je mentionne ces trois oublis, mais j’en oublie sûrement.

Des oublis, ça arrive tout le temps, et ça arrive à tout le monde. Même ceux qui disent qu’un oubli mortel, ça ne pourrait jamais leur arriver, à eux.

Et des fois, rarement – heureusement très, très rarement –, l’oubli touche l’essentiel, la vie, l’irréparable.

La cruelle ironie, bien sûr, c’est que cet oubli-là ne sera jamais oublié, après.

C’est le cas du père de Saint-Jérôme.

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