Opinion  Personnes handicapées

Je ne suis pas extraordinaire

« C’est dommage ! T’es belle, t’es brillante, t’as du talent. J’espère que tu vas trouver quelqu’un qui va réussir à t’aimer. »

Ces paroles ont été prononcées par la professeure d’université pour qui je travaillais à titre d’assistante de cours durant ma dernière session de baccalauréat, il y a quelques années.

Pour vrai. On m’a dit ça le plus sérieusement du monde. On était sans doute préoccupé de l’état de ma vie personnelle. Visiblement, ma vie sociale remplie et mon implication culturelle n’arrivaient pas à éclipser, pour ma collègue, le fauteuil roulant qui m’aidait à me mouvoir au quotidien.

Cette remarque empreinte de bons sentiments traduit une idée encore répandue dans la population selon laquelle une personne handicapée est victime de sa condition et vit dans un état de drame perpétuel. On reconnaît les obstacles quotidiens auxquels elle se heurte, en attribuant toutefois les limites à son corps, davantage qu’à son environnement. De l’autre côté du spectre, il y a aussi les gens qui attribuent aux personnes handicapées une force de caractère supplémentaire et un courage à toute épreuve. L’expression « transcender le handicap » est un bon exemple de cette perception, car elle sous-tend qu’avant le moment-clé de dépassement, l’handicap était supérieur à la personne.

Lors d’événements comme la Semaine québécoise des personnes handicapées, on s’attend d’elles qu’elles nous inspirent et nous fassent relativiser nos petits bobos. Mais on chiale sur leur dos les 51 autres semaines lorsqu’elles revendiquent des choses aussi de base qu’avoir accès au réseau complet de transports en commun. Pourtant, leur situation ne change pas, de semaine en semaine. Elle est toujours aussi précaire ; limitée dans les ressources, assujettie aux compressions. Autant dire que pour les personnes handicapées, cette Semaine dure toute l’année.

C’est un échec collectif qu’un groupe minoritaire se sente constamment dans l’adversité dans une société comme la nôtre, malgré l’ouverture marquée de la population. Mais l’inclusion sociale des personnes handicapées n’est pas tributaire de la gentillesse et de la bonne volonté des gens. Elle dépend des choix de société de nos institutions politiques. L’handicap n’est pas une question d’attitude, c’est une construction sociale.

Dans ce contexte, le traitement médiatique des personnes handicapées contribue à renforcer les stéréotypes selon lesquels elles devraient être admirées pour leur accomplissement journalier (étudier, travailler, manger au restaurant…) ou selon lesquels elles sont capricieuses lorsqu’elles exigent des « privilèges » soi-disant au détriment du bien-être de la majorité (mot magique : terrasses).

Par manque de rigueur ou raccourci intellectuel, on banalise les obstacles que rencontrent les personnes en situation de handicap pour se concentrer sur la manière dont elles les surmontent.

La personne handicapée devient un exemple de résilience ou un rabat-joie jamais satisfait, selon l’humeur du jour, selon le média.

Ce jour-là, la professeure me complimentait maladroitement en disant tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. L’anecdote est révélatrice du regard que nous portons sur les personnes handicapées. Tant que nous nous apitoierons sur leur sort ou que nous les verrons comme des êtres exceptionnels simplement parce qu’elles arrivent à vivre comme le reste de la population, c’est qu’il y aura encore des barrières architecturales, communicationnelles, économiques et sociales à briser.

Le tiers de la population québécoise vit avec une limitation fonctionnelle, dont 765 000 personnes handicapées. Du 1er au 7 juin, lors de la Semaine québécoise des personnes handicapées, on a préféré souligner leur persévérance et leur positivité plutôt que de s’attaquer aux enjeux qui rendent leur condition difficile. On devrait peut-être s’interroger sur ces limites imposées qui nécessitent un dépassement de soi. Car prendre le bus ne devrait pas faire de moi quelqu’un d’extraordinaire.

Je suis comme vous. Et vous n’êtes pas extraordinaires.

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