Sommeil

Les petits dormeurs dominent-ils le monde ?

À 3 h 40, quand le réveil de Marie-France Bazzo sonne, elle ne hurle pas. Elle ne pèse pas sur « snooze ». Elle est déjà réveillée, « quatre jours sur cinq », précise-t-elle. L’animatrice est pourtant rarement couchée avant 22 h. « Si je vais voir un show, manger au resto ou le jeudi avec Bazzo.tv, ça va facilement à 23 h, 23 h 30 », indique-t-elle.

« C’est moins difficile que je ne l’aurais cru », constate Mme Bazzo, deux mois après l’entrée en ondes de son émission C’est pas trop tôt à Radio-Canada. Il faut dire qu’avant, elle dormait déjà cinq heures par nuit.

« La vie est trop excitante pour dormir », a dit en avril Tim Armstrong, PDG d’AOL, au quotidien britannique The Guardian. Au lit vers 23 h, il est debout à 5 h. Et il n’est pas le seul à tenir ce rythme, ce qui laisse croire qu’être fonctionnel en dormant peu est un indice de succès aussi fiable qu’un diplôme de Harvard. Presque 80 % des 17 PDG et hauts dirigeants sondés par James Citrin, directeur au groupe-conseil américain Spencer Stuart, se réveillent à 5 h 30 ou avant.

« Les gens travaillent 24 heures sur 24, maintenant, observe Joseph De Koninck, spécialiste du sommeil à l’Université d’Ottawa. Il y a une pression pour être toujours, toujours en fonction, et c’est en compétition directe avec le sommeil. »

Dormir peu, « c’est valorisé, ça montre qu’on est des “tough”, qu’on travaille fort, qu’on participe au succès de notre organisation, poursuit Roger Godbout, professeur au département de psychiatrie de l’Université de Montréal et responsable de la clinique du sommeil de l’hôpital Rivière-des-Prairies. Ça fait que les dormeurs longs de nature peuvent se sentir un peu “cheap”, un peu coupables. Mais c’est aussi faux que de dire à quelqu’un qui ne tolère pas trois verres de scotch qu’il est moumoune. »

Les médecins résidents sont par exemple nombreux à dormir très peu. Le Dr Joseph Dahine, président de la Fédération des médecins résidents du Québec, en est bien conscient. Ces médecins résidents ont obtenu la fin des gardes de 24 heures, remplacées par un maximum de 16 heures le jour et de 12 heures la nuit. Leur horaire reste toutefois surchargé, avec de 60 à 80 heures de présence à l’hôpital par semaine. Ce qui laisse penser qu’il faut être un surhomme– ou un petit dormeur– pour devenir médecin.

D’autant plus que «le travail ne se termine pas quand on quitte l’hôpital : on a beaucoup de présentations à préparer et de lectures à faire une fois rentré à la maison, indique le Dr Dahine, qui fait une surspécialisation en soins intensifs à l’Université de Montréal. Il ne reste pas huit heures pour dormir par nuit, c’est bien sûr.»

Moins de 10 % de vrais petits dormeurs

Les Canadiens dormaient en moyenne 8 heures 17 minutes par nuit en 2010, selon Statistique Canada. De longues nuits qui s’expliquent par le fait que les personnes âgées de 55 ans et plus – qui n’ont souvent plus à se lever aux aurores pour éviter les bouchons – constituent une part importante de la population.

En fait, « à peu près 65 % des gens dorment entre 7 et 8 heures par nuit », indique M. Godbout. À peine 15 % dorment moins de 7 heures par nuit.

Encore faut-il départager ceux qui font la fortune de Nespresso des véritables petits dormeurs. Définis comme fonctionnant correctement tant sur le plan biologique que psychologique avec six heures ou moins de sommeil par nuit, les vrais petits dormeurs « représentent vraisemblablement moins de 10 % de la population », selon Le sommeil et vous, ouvrage de la Dre Diane Boivin, spécialiste du sommeil à l’hôpital Douglas, paru en 2012.

Dormir peu, même en vacances

Quel est leur secret ? « Ils ont une plus grande efficacité de sommeil », avance M. De Koninck. Le début de la nuit du dormeur normal est riche en sommeil lent profond, important pour la récupération physique, tandis que le sommeil paradoxal, primordial pour l’adaptation psychologique, se concentre dans les derniers cycles. Réveillez un dormeur moyen trois heures plus tôt que d’habitude : il sera irritable et aura du mal à se concentrer. « Dans le cas des petits dormeurs bien adaptés, ils semblent réussir à tout avoir en condensé, ce qui expliquerait pourquoi ils fonctionnent assez bien », observe M. De Koninck.

Comment identifier ces authentiques petits dormeurs ? En leur demandant s’ils dorment toujours aussi peu, sans être fatigués durant le jour. Même en congé. C’est le cas de… M. Godbout lui-même. « Je ne mets jamais de réveille-matin, et je me réveille au bout des 5 heures ou 5 heures et demie dont j’ai besoin, témoigne-t-il. En vacances, ça revient au même. C’est parfois frustrant : j’aimerais en profiter, moi aussi. »

La limite minimale serait de quatre heures de sommeil par nuit. « Il est bien montré que personne, personne ne peut dormir moins de quatre heures sans coup férir », précise M. Godbout.

Attribue-t-il son succès professionnel au fait qu’il dispose de plus de temps éveillé chaque jour que le commun des mortels ? « Non, répond le spécialiste. Je suis bien entouré, j’ai de bons collaborateurs. Des gens qui ont trois enfants ont plus de succès que moi. Ils s’organisent, ne perdent pas une seconde dans la journée. Ils sont plus business minded. »

D’ailleurs, ajoute-t-il, Einstein dormait beaucoup – 10 heures ou 11 heures par nuit. « Il faut dormir la quantité de sommeil dont on a besoin », tranche M. Godbout.

Pas surreprésentés au sommet

« À ma connaissance, les gens qui dorment peu ne sont pas surreprésentés chez les gens qui ont du succès, corrobore Julie Carrier, directrice de recherche du Centre d’études avancées en médecine du sommeil de l’hôpital du Sacré-Cœur de Montréal. Il faut faire attention au message envoyé, pour ne pas encourager à réduire les heures de sommeil pour être plus productif. Surtout dans une population qui est, en général, privée de sommeil. »

Ce qui motive Marie-France Bazzo à dormir peu, « ce n’est pas tant la carrière que la vie tout court » précise-t-elle. « Il y a tant de gens intéressants, de trucs à voir, à faire, à lire ! Les journées sont si courtes pour y faire entrer toute ma curiosité. »

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