Chronique

La netflixisation de nos histoires

Cinq cents millions : le chiffre fait rêver. Trop rêver, même.

On en vient à se demander si c’est un ballon, une bulle de savon ou un gros bonbon. Tout ce qu’on sait avec certitude, c’est qu’il s’agit de la somme que Netflix a promis d’investir pendant les cinq prochaines années dans des productions canadiennes en échange d’une exemption de taxes sur ses services en flux continu. C’est Mélanie Joly qui en a fait l’annonce jeudi.

On rêve immédiatement aux dizaines de nouvelles séries, de films et de documentaires qui pourraient être produits grâce à cette manne providentielle.

Mais il ne faudrait pas trop rêver en couleurs et, surtout, ne pas croire que les producteurs québécois qui produisent des émissions en français vont être sauvés du déluge. Plutôt le contraire.

Car bien qu’on ne dispose pas de chiffres précis, on estime qu’environ 300 000 Québécois sont abonnés à Netflix, une goutte d’eau dans l’océan anglophone canadien, et même pas une gouttelette dans l’océan mondial. Autrement dit, le Québec représente un marché insignifiant, beaucoup trop petit pour que Netflix veuille y faire de gros investissements en production. À moins, évidemment, que les producteurs québécois ne se mettent à produire en anglais, ce qui est une autre paire de manches.

Pour avoir une idée des investissements futurs de Netflix au Québec, il suffit de se tourner du côté de la France. Malgré ses 1,5 million d’abonnés, la France n’a pas vraiment rendu Netflix plus francophile.

À ce jour, Netflix France n’a produit que la série Marseille – une catastrophe –, à laquelle viendra s’ajouter, en 2018, la nouvelle série Osmosis. En principe, deux autres séries françaises seront bientôt produites, ce qui portera à quatre le nombre de productions originales françaises de Netflix France.

Pour un marché dix fois plus gros que celui du Québec, ce n’est franchement pas le Pérou. Détail non négligeable : en faisant l’annonce de ses investissements en France, le PDG de Netflix avait avoué qu’ils n’étaient pas innocents, mais liés à la controverse qui a éclaté au Festival de Cannes lorsque Netflix a refusé de diffuser en salle deux films retenus en compétition.

Dans un entretien avec Le Monde, le PDG Reed Hastings déclarait franchement : « Notre stratégie est de produire volontairement du contenu français et d’investir dans la création afin d’apaiser les tensions avec le secteur. »

Les 500 millions promis à Mélanie Joly et au secteur de la production font-ils partie d’une stratégie d’apaisement ? C’est évident que oui. Est-ce que cet apaisement vaudra pour le Québec ? Permettez-moi d’en douter.

Reste qu’au-delà du nombre de productions en anglais ou en français, financées ou pas par Netflix, il y a un os de taille : la netflixisation de nos histoires.

Désormais, c’est Netflix qui va décider quelles histoires canadiennes ou québécoises devront être racontées. La décision n’émanera pas de Téléfilm Canada, de la SODEC, du Fonds des médias ou de Radio-Canada, mais d’Américains nommés et choisis par Netflix.

Le fait que Netflix ouvre son premier bureau de production à l’étranger (et fort probablement à Toronto) n’y changera rien. Nous ne serons pas maîtres de nos histoires. Comme l’ont indiqué les fonctionnaires du ministère de Mélanie Joly lors d’une séance d’information avec les médias, « le gouvernement canadien n’aura aucun droit de regard sur les productions de Netflix Canada ».

Une taxe Netflix aurait évidemment évité cette situation. La taxe aurait été versée au gouvernement qui, à son tour, l’aurait versée dans un fonds de production administré par des gens d’ici. Sauf que ce scénario est mort au feuilleton depuis longtemps.

Le doublage comme bouée de sauvetage

Le seul domaine où Netflix pourrait faire une fleur au Québec, c’est celui du doublage. On se souviendra qu’en 2014, Netflix avait subitement et brutalement mis fin au doublage québécois des séries House of Cards, Orange Is the New Black et Hemlock Grove. La décision avait créé une onde de choc dans le milieu du doublage qui misait beaucoup sur l’arrivée de Netflix. À l’époque, Netflix venait de s’implanter en France et avait décidé d’y transférer tout son doublage, en se foutant éperdument des répercussions au Québec.

Trois ans plus tard, si Mélanie Joly a autant à cœur la pérennité de la culture d’ici et de ses industries culturelles qu’elle le dit, la moindre des choses serait d’exiger que Netflix fasse doubler toutes ses futures productions canadiennes-anglaises au Québec.

Pour l’instant, la ministre n’a soufflé mot sur le sujet. Mais si elle ne profite pas de la « fenêtre d’opportunité » qui vient de s’ouvrir, ça sera difficile de croire qu’elle travaille pour les créateurs d’ici plutôt que pour Netflix.

Je le répète : avec Netflix, nous ne serons plus maîtres de nos histoires. Le fric coulera peut-être à flots, mais pour des productions sur lesquelles nous n’aurons aucun droit de regard. Ce ne sera pas la fin du monde, mais, très certainement, le début de la fin de notre souveraineté culturelle.

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