CRISE DE 2008 LES PCAA

Une catastrophe mondiale évitée

PCAA. Ce sigle résume à lui seul la crise financière, telle qu’elle a été vécue au Québec voici 10 ans. Ce produit bancaire plutôt simple a été rendu toxique par l’ingénierie financière au point de menacer tout le système bancaire canadien. Son effondrement aurait secoué le monde entier. Récit d’un sauvetage en deux volets, à travers les mots de ceux qui l’ont orchestré.

Chapitre 1

Le grand sauvetage

Montréal est passé à un cheveu de devenir un épicentre de la crise financière mondiale quand le marché du papier commercial a été complètement paralysé, il y a un peu plus de 10 ans, selon les principaux acteurs de cette crise qui se sont confiés à La Presse ces derniers mois.

« Avec ce que je sais aujourd’hui, je pense que ça aurait eu un impact mondial », estime Claude Bergeron, l’un des cerveaux de la restructuration de ce marché de 32 milliards de dollars canadiens, qui a accordé une longue entrevue à La Presse.

À l’époque, M. Bergeron était le responsable des affaires juridiques à la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ). Il a travaillé d’arrache-pied pour empêcher le naufrage du papier commercial canadien, à s’en rendre malade, dit-il, avec son patron Henri-Paul Rousseau et d’autres gestionnaires du milieu de la finance à Montréal.

Mondialement, ce marché des papiers commerciaux vendus principalement à partir de la métropole atteignait 32 milliards. Mais en vertu d’une mécanique complexe, cette somme servait de garantie à des produits encore plus alambiqués, distribués aux quatre coins du monde.

En tout, ce sont 225 milliards de dollars de contrats d’assurance très complexes qui ont été vendus à des géants bancaires mondiaux comme Deutsche Bank, ABN Amro, Barclays Capital, Merrill Lynch, HSBC et UBS.

Contrat d’assurance sur des défauts de paiement

Produit d’assurance complexe en vertu duquel une société financière propose d’indemniser un tiers si un emprunteur n’arrive pas à rembourser adéquatement ses dettes.

« En cas d’échec du plan de sauvetage, ces 225 milliards d’actifs auraient pu se retrouver en défaut de paiement, dit Claude Bergeron. Sans entente, les banques auraient saisi leur capital et effacé ces 225 milliards de dollars de leurs livres.

« Je pense que toutes les institutions dans le monde auraient été touchées » à travers un effet en cascade semblable à celui entraîné par la faillite de Lehman Brothers, dit-il.

La ministre des Finances du Québec de l’époque, Monique Jérôme-Forget, fait justement le parallèle aujourd’hui avec l’ancienne banque américaine, dont la faillite a déclenché l’effondrement du système financier mondial, en septembre 2008.

« On n’aurait pas pu permettre à une institution comme la Caisse de dépôt d’être, au fond, un Lehman Brothers québécois », dit Monique Jérôme-Forget, dont le gouvernement s'est impliqué dans le sauvetage du PCAA en offrant plus de 1 milliard de dollars en garanties financières.

Les 32 milliards de papiers commerciaux non bancaires étaient détenus principalement par la Caisse de dépôt, le Mouvement Desjardins, la Banque Nationale et Investissements PSP. La liquidation à bas prix de ces instruments financiers aurait pu entraîner une décennie de recours judiciaires.

PCAA bancaire et non bancaire

Les termes « bancaire » et « non bancaire » servent à distinguer le type d’entreprise qui a créé le papier commercial. Le papier commercial adossé à des actifs (PCAA) présent sur le marché au Canada était produit soit par des banques comme la Royale ou la CIBC, soit par de petites sociétés non bancaires comme Coventree.

L’ex-président du Mouvement Desjardins Alban D’Amours juge que le système bancaire canadien aurait été ébranlé. « La réussite de cette restructuration a sauvé le système bancaire canadien », dit-il.

C’est l’histoire de ce sauvetage, à travers les mots de ceux qui l’ont vécu, que nous racontons ici.

Chapitre 2

La genèse

Au début des années 2000, la poursuite constante du déficit zéro fait entrer les marchés financiers dans une nouvelle ère. Les gouvernements ne s’endettent plus et cessent donc d’émettre des bons du Trésor.

Les investisseurs à la recherche de revenus stables se tournent donc vers d’autres instruments financiers. Le placement tout trouvé : le fameux papier commercial adossé à des actifs (PCAA).

« Le PCAA était l’un des produits offerts sur le marché monétaire. Comme il payait un peu plus d’intérêt que les autres produits de même type, il est devenu très populaire au fil du temps. »

— Me Mason Poplaw, qui a représenté la Banque Nationale dans le conflit qui l’a opposée à des clients de Québec inc. durant la crise du PCAA

Un PCAA, dans sa forme classique, est un placement à court terme créé par des banques qui génère des intérêts à partir des revenus tirés de prêts auto, de dettes de carte de crédit ou d’hypothèques.

Il s’insère dans un marché immense – les titres à revenu fixe – où le moindre quart de point de pourcentage de rendement supplémentaire peut valoir des fortunes.

« Le marché existait depuis 15 ou 20 ans, je dirais depuis le début des années 90. »

— Louis Vachon, président et chef de la direction, Banque Nationale

« À la Caisse, on n’a pas fait des millions avec ça. C’étaient des liquidités qui rapportaient plus que les titres du gouvernement du Québec. Mais comparé à un rendement boursier ou des immeubles, c’est peu. Il y a des gestionnaires qui ont pu les utiliser pour atteindre leurs objectifs et toucher leurs bonis, mais on parle d’une minuscule équipe. »

— Richard Guay, chef de la direction du placement puis président de la Caisse de dépôt au moment de la crise

La Caisse détenait tout de même un portefeuille de 13,2 milliards en PCAA non bancaire, soit 40 % du marché canadien.

Le cas du PCAA non bancaire, acheté principalement au Québec, avait cependant comme particularité de n’avoir bien souvent aucun actif tangible, comme le sont les hypothèques.

« [L’ingénierie financière] a introduit trois problématiques dans le PCAA : on y a mis des actifs synthétiques comme des contrats de produits dérivés […], un effet de levier et une ligne de crédit basée sur une clause de “désorganisation du marché”. »

Désorganisation générale du marché

La « désorganisation générale du marché » est un terme inclus dans les contrats entre les sociétés qui émettent du PCAA – comme Coventree – et des grandes banques comme Deutsche Bank. Le manque de clarté au sujet de cette clause – ce qu’elle veut dire exactement, à quel moment elle s’applique – est l’un des grands facteurs derrière la crise du PCAA au Canada. L’obligation des grandes banques est plutôt claire : elles doivent investir ou accorder des marges de crédit si tout se met à aller vraiment très mal dans le marché du PCAA. Mais à partir de quand un marché est-il assez « désorganisé » pour déclencher cette clause ? Les contrats qui devaient le déterminer étaient confidentiels, variaient selon les produits et les émetteurs, et étaient écrits dans un jargon à ce point compliqué qu’il laissait perplexes même les plus grands cracks du droit financier.

« Une de nos erreurs, c’est que les PCAA n’ont pas été réévalués par notre comité de produits quand ils se sont complexifiés, au point de changer de nature. Pourquoi ? Parce que c’était encore du papier commercial. On avait déjà approuvé du papier commercial…

« C’est typique d’une économie de marché. On prend parfois une bonne idée et on l’amène à un extrême. On l’amène trop loin. »

— Louis Vachon

« Personne ne savait ce qu’il y avait là-dedans. »

— Claude Bergeron, ex-vice-président, affaires juridiques, CDPQ

« L’agence de notation torontoise DBRS était la seule à avoir coté ça R-1 élevé. Sans cette note, il n’y a pas une société inscrite en Bourse qui aurait acheté ce papier-là. »

— Me Mason Poplaw

« Les structures du PCAA nécessitent un acte de foi dans le fait que les liquidités seront disponibles en temps opportun. »

— L’agence Standard & Poor’s, dans une note datée d’août 2002 qui explique pourquoi elle refuse de leur accorder une note de crédit

Liquidités

Terme qui désigne une somme disponible immédiatement et qui permet à une entreprise, ou un marché financier, de rembourser ses dettes ou de poursuivre normalement ses activités.

« Nous n’en avons pas acheté une seule piastre pour aucun de nos clients, zéro. On a relu le prospectus deux fois plutôt qu’une. On se fout de la cote de DBRS. Et nos analystes trouvaient qu’il n’y avait pas de relation entre le risque de liquidités et le rendement. De plus, les actifs n’étaient pas d’assez grande qualité. »

— Denis Durand, alors associé principal à Jarislowsky Fraser, La Presse, 29 avril 2009

CHApitre 3

Le gel

À l’été 2007, la planète financière est en état d’alerte. Le marché hypothécaire américain – une affaire de 2000 milliards US – titube dangereusement, tandis que les signes de contagion mondiale se multiplient.

Deux fonds de la banque d’affaires Bear Stearns – une vedette de Wall Street – déclarent faillite en juillet en raison des pertes liées à leur portefeuille d’hypothèques à risque.

Au Canada, les investisseurs se demandent à quel point les marchés financiers, notamment celui des PCAA, sont exposés à ces instruments quasi radioactifs, les subprimes.

Subprimes

Hypothèques résidentielles consenties à des emprunteurs dont la capacité de remboursement soulève les plus grands doutes.

La firme Coventree, premier émetteur de PCAA non bancaire au pays, avise ses clients que 4 % de son actif est constitué d’hypothèques à risque subprimes. La Caisse de dépôt, principal acheteur du PCAA produit par Coventree, commence alors à s’en débarrasser.

« Je ne peux pas sortir, d’une manière ou d’une autre. Moi, je suis mort la gueule ouverte. […] Je vais me ramasser avec 25 milliards de dollars de ça à un moment donné, si tout le monde débarque. »

— Luc Verville, ex-vice-président, revenus fixes, CDPQ, cité dans un article du Journal de Montréal, le 5 novembre 2013

Puis, survient l’impensable. Le jeudi 9 août 2007, en raison de leur exposition aux subprimes, la banque française BNP Paribas interdit les retraits sur trois fonds de marché monétaire. Ce type de fonds est pourtant considéré en temps normal comme le produit financier le plus liquide qui soit. Comme de l’argent en espèces, ou presque. Cet événement déclenche un branle-bas de combat à l’échelle mondiale.

« J’étais dans Charlevoix et je reçois un appel de Richard Guay [alors chef du placement à la CDPQ]. Je ne comprends rien à ce qu’il me dit. Il me parle d’une première réunion de briefing avec un paquet de monde de la Caisse, où, visiblement, personne ne comprend vraiment de quoi on parle. »

— Claude Bergeron

« C’est là que survient le holy shit moment ! »

— Louis Vachon

« Coventree Inc. annonce aujourd’hui qu’à la suite des conditions défavorables actuelles dans le marché canadien du papier commercial adossé à des actifs, elle est incapable de vendre du nouveau PCAA afin de financer le remboursement du PCAA émis précédemment et arrivant à maturité aujourd’hui. »

— Coventree, dans le communiqué publié le 13 août 2007 à 14 h 39 qui a déclenché la paralysie du marché

Henri-Paul Rousseau :

« Alban, est-ce que tu as du PCAA dans tes livres ? »

Alban D’Amours :

« Pas que je sache… »

Henri-Paul Rousseau :

« Vérifie, tu vas peut-être en trouver… »

— Appel d’Henri-Paul Rousseau, PDG de la Caisse de dépôt, à Alban D’Amours, alors président du Mouvement Desjardins, tel que ce dernier le rapporte

Soudainement, plus personne ne veut acheter de PCAA au Canada. Un marché de 108 milliards s’est tout simplement évaporé.

Les grandes banques canadiennes comme la Scotia s’empressent de racheter le papier commercial qu’elles avaient mis en circulation. Dans le cas de Coventree, ce sont des banques internationales comme la Deutsche Bank qui devraient ouvrir leurs goussets pour ranimer le marché. Or elles refusent de le faire.

« Le problème survenu en 2007 [découle] d’une échappatoire dans la réglementation au Canada sur les ententes de liquidité. Cette échappatoire a été exploitée par des banques étrangères pour se soustraire à leur engagement de maintenir la liquidité des PCAA lorsqu’il y a eu une perturbation généralisée du marché des PCAA non bancaires en août 2007. Peu importait leur valeur intrinsèque, les PCAA ne trouvaient plus preneur. »

— Henri-Paul Rousseau, dans un discours tenu le 9 mars 2009 devant la Chambre de commerce du Montréal métropolitain

« S’il n’y a pas eu de perturbation généralisée du marché en 2007, il n’y en aura jamais eu dans toute l’histoire de l’humanité… »

— Louis Vachon

Chapitre 4

L’ébauche d’une solution

Le 15 août 2007, Henri-Paul Rousseau réunit dans la salle B101 du siège de la Caisse de dépôt à Montréal des poids lourds de la finance mondiale : ABN AMRO, Barclays Capital, Merrill Lynch, UBS et Deutsche Bank, en plus des dirigeants du Mouvement Desjardins, de la Banque Nationale et d’Investissements PSP, principaux détenteurs de PCAA non bancaire. L’objectif : négocier une sortie de crise.

La tension est à son comble. Selon une anecdote célèbre, Henri-Paul Rousseau commande du poulet St-Hubert pour tout le monde, alors que les discussions s’étirent jusqu’à tard dans la soirée.

« Un squelette avait été dessiné avant de le présenter aux banques. C’est nous qui avons mis un papier sur la table, pas eux. »

— Claude Bergeron

« On avait le choix entre commencer à se poursuivre les uns les autres devant les tribunaux, ou procéder à une restructuration. On s’est demandé si on avait la possibilité de gagner une poursuite ou non, et on ne pouvait le dire, on ne savait pas. On a donc pris l’avenue de la restructuration. Et ç’a été la plus grosse décision. »

— Claude Bergeron

« C’est clair que si ç’avait été en cour, je pense qu’on aurait gagné. Mais il aurait fallu faire quoi pendant ce temps-là ? On aurait attendu trois, quatre ou cinq ans et liquidé les actifs. »

— Louis Vachon

« Viens, on veut te parler ce soir. Ça presse ! »

— Louis Vachon et Henri-Paul Rousseau, dans un appel au syndic Pierre Laporte, d’Ernst & Young, à qui ils veulent confier le mandat de mesurer l’étendue du marché du PCAA non bancaire au Canada

« Ils avaient besoin de quelqu’un pour mobiliser les détenteurs de PCAA non bancaires, alors inconnus, dans le cadre d’une restructuration des papiers commerciaux. Il y avait de la tension dans l’air, c’était majeur. On parlait de 32 milliards de dette et c’était vraiment compliqué. »

— Pierre Laporte

« On demande aux investisseurs d’être patients et ceux qui ont signé l’entente se sont engagés à ne pas retirer d’argent, c’est-à-dire que l’argent qui est dans ce type d’actif va rester là et il n’y aura pas d’appel de marge de la part des prêteurs, tandis que de la part des fiducies, il n’y aura pas d’appel à des liquidités. »

— Mark Boutet, porte-parole, CDPQ, La Presse canadienne, 17 août 2007

La solution à la crise du PCAA

Les négociations entourant la crise du papier commercial ont été longues, ardues et pleines de rebondissements. Mais jusqu’à la fin, la solution a toujours tourné autour des mêmes axes : un moratoire sur la vente du papier, les sommes demandées en garantie devaient être raisonnables compte tenu du risque à long terme, et la possibilité qu’un appel de marge soit déclenché devait être la plus faible possible.

« Cette entente est intéressante en ce qu’elle accorde le temps nécessaire pour analyser toute l’information disponible au sujet de ces titres. »

— Jim Flaherty, ministre des Finances, La Presse, 17 août 2007

« Notre première préoccupation à l’AMF était de surveiller l’impact de cette crise sur la stabilité financière du Mouvement Desjardins, mais aussi à la Banque Nationale, qui était très impliquée dans ce marché. »

— Jean St-Gelais, ex-président de l’Autorité des marchés financiers (AMF)

CRISE DE 2008 LES PCAA

Une catastrophe mondiale évitée

PCAA. Ce sigle résume à lui seul la crise financière, telle qu’elle a été vécue au Québec voici 10 ans. Ce produit bancaire plutôt simple a été rendu toxique par l’ingénierie financière au point de menacer tout le système bancaire canadien. Son effondrement aurait secoué le monde entier. Récit d’un sauvetage en deux volets, à travers les mots de ceux qui l’ont orchestré.

Chapitre 1

Le grand sauvetage

Montréal est passé à un cheveu de devenir un épicentre de la crise financière mondiale quand le marché du papier commercial a été complètement paralysé, il y a un peu plus de 10 ans, selon les principaux acteurs de cette crise qui se sont confiés à La Presse ces derniers mois.

« Avec ce que je sais aujourd’hui, je pense que ça aurait eu un impact mondial », estime Claude Bergeron, l’un des cerveaux de la restructuration de ce marché de 32 milliards de dollars canadiens, qui a accordé une longue entrevue à La Presse.

À l’époque, M. Bergeron était le responsable des affaires juridiques à la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ). Il a travaillé d’arrache-pied pour empêcher le naufrage du papier commercial canadien, à s’en rendre malade, dit-il, avec son patron Henri-Paul Rousseau et d’autres gestionnaires du milieu de la finance à Montréal.

Mondialement, ce marché des papiers commerciaux vendus principalement à partir de la métropole atteignait 32 milliards. Mais en vertu d’une mécanique complexe, cette somme servait de garantie à des produits encore plus alambiqués, distribués aux quatre coins du monde.

En tout, ce sont 225 milliards de dollars de contrats d’assurance très complexes qui ont été vendus à des géants bancaires mondiaux comme Deutsche Bank, ABN Amro, Barclays Capital, Merrill Lynch, HSBC et UBS.

Contrat d’assurance sur des défauts de paiement

Produit d’assurance complexe en vertu duquel une société financière propose d’indemniser un tiers si un emprunteur n’arrive pas à rembourser adéquatement ses dettes.

« En cas d’échec du plan de sauvetage, ces 225 milliards d’actifs auraient pu se retrouver en défaut de paiement, dit Claude Bergeron. Sans entente, les banques auraient saisi leur capital et effacé ces 225 milliards de dollars de leurs livres.

« Je pense que toutes les institutions dans le monde auraient été touchées » à travers un effet en cascade semblable à celui entraîné par la faillite de Lehman Brothers, dit-il.

La ministre des Finances du Québec de l’époque, Monique Jérôme-Forget, fait justement le parallèle aujourd’hui avec l’ancienne banque américaine, dont la faillite a déclenché l’effondrement du système financier mondial, en septembre 2008.

« On n’aurait pas pu permettre à une institution comme la Caisse de dépôt d’être, au fond, un Lehman Brothers québécois », dit Monique Jérôme-Forget, dont le gouvernement s'est impliqué dans le sauvetage du PCAA en offrant plus de 1 milliard de dollars en garanties financières.

Les 32 milliards de papiers commerciaux non bancaires étaient détenus principalement par la Caisse de dépôt, le Mouvement Desjardins, la Banque Nationale et Investissements PSP. La liquidation à bas prix de ces instruments financiers aurait pu entraîner une décennie de recours judiciaires.

PCAA bancaire et non bancaire

Les termes « bancaire » et « non bancaire » servent à distinguer le type d’entreprise qui a créé le papier commercial. Le papier commercial adossé à des actifs (PCAA) présent sur le marché au Canada était produit soit par des banques comme la Royale ou la CIBC, soit par de petites sociétés non bancaires comme Coventree.

L’ex-président du Mouvement Desjardins Alban D’Amours juge que le système bancaire canadien aurait été ébranlé. « La réussite de cette restructuration a sauvé le système bancaire canadien », dit-il.

C’est l’histoire de ce sauvetage, à travers les mots de ceux qui l’ont vécu, que nous racontons ici.

Chapitre 2

La genèse

Au début des années 2000, la poursuite constante du déficit zéro fait entrer les marchés financiers dans une nouvelle ère. Les gouvernements ne s’endettent plus et cessent donc d’émettre des bons du Trésor.

Les investisseurs à la recherche de revenus stables se tournent donc vers d’autres instruments financiers. Le placement tout trouvé : le fameux papier commercial adossé à des actifs (PCAA).

« Le PCAA était l’un des produits offerts sur le marché monétaire. Comme il payait un peu plus d’intérêt que les autres produits de même type, il est devenu très populaire au fil du temps. »

— Me Mason Poplaw, qui a représenté la Banque Nationale dans le conflit qui l’a opposée à des clients de Québec inc. durant la crise du PCAA

Un PCAA, dans sa forme classique, est un placement à court terme créé par des banques qui génère des intérêts à partir des revenus tirés de prêts auto, de dettes de carte de crédit ou d’hypothèques.

Il s’insère dans un marché immense – les titres à revenu fixe – où le moindre quart de point de pourcentage de rendement supplémentaire peut valoir des fortunes.

« Le marché existait depuis 15 ou 20 ans, je dirais depuis le début des années 90. »

— Louis Vachon, président et chef de la direction, Banque Nationale

« À la Caisse, on n’a pas fait des millions avec ça. C’étaient des liquidités qui rapportaient plus que les titres du gouvernement du Québec. Mais comparé à un rendement boursier ou des immeubles, c’est peu. Il y a des gestionnaires qui ont pu les utiliser pour atteindre leurs objectifs et toucher leurs bonis, mais on parle d’une minuscule équipe. »

— Richard Guay, chef de la direction du placement puis président de la Caisse de dépôt au moment de la crise

La Caisse détenait tout de même un portefeuille de 13,2 milliards en PCAA non bancaire, soit 40 % du marché canadien.

Le cas du PCAA non bancaire, acheté principalement au Québec, avait cependant comme particularité de n’avoir bien souvent aucun actif tangible, comme le sont les hypothèques.

« [L’ingénierie financière] a introduit trois problématiques dans le PCAA : on y a mis des actifs synthétiques comme des contrats de produits dérivés […], un effet de levier et une ligne de crédit basée sur une clause de “désorganisation du marché”. »

Désorganisation générale du marché

La « désorganisation générale du marché » est un terme inclus dans les contrats entre les sociétés qui émettent du PCAA – comme Coventree – et des grandes banques comme Deutsche Bank. Le manque de clarté au sujet de cette clause – ce qu’elle veut dire exactement, à quel moment elle s’applique – est l’un des grands facteurs derrière la crise du PCAA au Canada. L’obligation des grandes banques est plutôt claire : elles doivent investir ou accorder des marges de crédit si tout se met à aller vraiment très mal dans le marché du PCAA. Mais à partir de quand un marché est-il assez « désorganisé » pour déclencher cette clause ? Les contrats qui devaient le déterminer étaient confidentiels, variaient selon les produits et les émetteurs, et étaient écrits dans un jargon à ce point compliqué qu’il laissait perplexes même les plus grands cracks du droit financier.

« Une de nos erreurs, c’est que les PCAA n’ont pas été réévalués par notre comité de produits quand ils se sont complexifiés, au point de changer de nature. Pourquoi ? Parce que c’était encore du papier commercial. On avait déjà approuvé du papier commercial…

« C’est typique d’une économie de marché. On prend parfois une bonne idée et on l’amène à un extrême. On l’amène trop loin. »

— Louis Vachon

« Personne ne savait ce qu’il y avait là-dedans. »

— Claude Bergeron, ex-vice-président, affaires juridiques, CDPQ

« L’agence de notation torontoise DBRS était la seule à avoir coté ça R-1 élevé. Sans cette note, il n’y a pas une société inscrite en Bourse qui aurait acheté ce papier-là. »

— Me Mason Poplaw

« Les structures du PCAA nécessitent un acte de foi dans le fait que les liquidités seront disponibles en temps opportun. »

— L’agence Standard & Poor’s, dans une note datée d’août 2002 qui explique pourquoi elle refuse de leur accorder une note de crédit

Liquidités

Terme qui désigne une somme disponible immédiatement et qui permet à une entreprise, ou un marché financier, de rembourser ses dettes ou de poursuivre normalement ses activités.

« Nous n’en avons pas acheté une seule piastre pour aucun de nos clients, zéro. On a relu le prospectus deux fois plutôt qu’une. On se fout de la cote de DBRS. Et nos analystes trouvaient qu’il n’y avait pas de relation entre le risque de liquidités et le rendement. De plus, les actifs n’étaient pas d’assez grande qualité. »

— Denis Durand, alors associé principal à Jarislowsky Fraser, La Presse, 29 avril 2009

CHApitre 3

Le gel

À l’été 2007, la planète financière est en état d’alerte. Le marché hypothécaire américain – une affaire de 2000 milliards US – titube dangereusement, tandis que les signes de contagion mondiale se multiplient.

Deux fonds de la banque d’affaires Bear Stearns – une vedette de Wall Street – déclarent faillite en juillet en raison des pertes liées à leur portefeuille d’hypothèques à risque.

Au Canada, les investisseurs se demandent à quel point les marchés financiers, notamment celui des PCAA, sont exposés à ces instruments quasi radioactifs, les subprimes.

Subprimes

Hypothèques résidentielles consenties à des emprunteurs dont la capacité de remboursement soulève les plus grands doutes.

La firme Coventree, premier émetteur de PCAA non bancaire au pays, avise ses clients que 4 % de son actif est constitué d’hypothèques à risque subprimes. La Caisse de dépôt, principal acheteur du PCAA produit par Coventree, commence alors à s’en débarrasser.

« Je ne peux pas sortir, d’une manière ou d’une autre. Moi, je suis mort la gueule ouverte. […] Je vais me ramasser avec 25 milliards de dollars de ça à un moment donné, si tout le monde débarque. »

— Luc Verville, ex-vice-président, revenus fixes, CDPQ, cité dans un article du Journal de Montréal, le 5 novembre 2013

Puis, survient l’impensable. Le jeudi 9 août 2007, en raison de leur exposition aux subprimes, la banque française BNP Paribas interdit les retraits sur trois fonds de marché monétaire. Ce type de fonds est pourtant considéré en temps normal comme le produit financier le plus liquide qui soit. Comme de l’argent en espèces, ou presque. Cet événement déclenche un branle-bas de combat à l’échelle mondiale.

« J’étais dans Charlevoix et je reçois un appel de Richard Guay [alors chef du placement à la CDPQ]. Je ne comprends rien à ce qu’il me dit. Il me parle d’une première réunion de briefing avec un paquet de monde de la Caisse, où, visiblement, personne ne comprend vraiment de quoi on parle. »

— Claude Bergeron

« C’est là que survient le holy shit moment ! »

— Louis Vachon

« Coventree Inc. annonce aujourd’hui qu’à la suite des conditions défavorables actuelles dans le marché canadien du papier commercial adossé à des actifs, elle est incapable de vendre du nouveau PCAA afin de financer le remboursement du PCAA émis précédemment et arrivant à maturité aujourd’hui. »

— Coventree, dans le communiqué publié le 13 août 2007 à 14 h 39 qui a déclenché la paralysie du marché

Henri-Paul Rousseau :

« Alban, est-ce que tu as du PCAA dans tes livres ? »

Alban D’Amours :

« Pas que je sache… »

Henri-Paul Rousseau :

« Vérifie, tu vas peut-être en trouver… »

— Appel d’Henri-Paul Rousseau, PDG de la Caisse de dépôt, à Alban D’Amours, alors président du Mouvement Desjardins, tel que ce dernier le rapporte

Soudainement, plus personne ne veut acheter de PCAA au Canada. Un marché de 108 milliards s’est tout simplement évaporé.

Les grandes banques canadiennes comme la Scotia s’empressent de racheter le papier commercial qu’elles avaient mis en circulation. Dans le cas de Coventree, ce sont des banques internationales comme la Deutsche Bank qui devraient ouvrir leurs goussets pour ranimer le marché. Or elles refusent de le faire.

« Le problème survenu en 2007 [découle] d’une échappatoire dans la réglementation au Canada sur les ententes de liquidité. Cette échappatoire a été exploitée par des banques étrangères pour se soustraire à leur engagement de maintenir la liquidité des PCAA lorsqu’il y a eu une perturbation généralisée du marché des PCAA non bancaires en août 2007. Peu importait leur valeur intrinsèque, les PCAA ne trouvaient plus preneur. »

— Henri-Paul Rousseau, dans un discours tenu le 9 mars 2009 devant la Chambre de commerce du Montréal métropolitain

« S’il n’y a pas eu de perturbation généralisée du marché en 2007, il n’y en aura jamais eu dans toute l’histoire de l’humanité… »

— Louis Vachon

Chapitre 4

L’ébauche d’une solution

Le 15 août 2007, Henri-Paul Rousseau réunit dans la salle B101 du siège de la Caisse de dépôt à Montréal des poids lourds de la finance mondiale : ABN AMRO, Barclays Capital, Merrill Lynch, UBS et Deutsche Bank, en plus des dirigeants du Mouvement Desjardins, de la Banque Nationale et d’Investissements PSP, principaux détenteurs de PCAA non bancaire. L’objectif : négocier une sortie de crise.

La tension est à son comble. Selon une anecdote célèbre, Henri-Paul Rousseau commande du poulet St-Hubert pour tout le monde, alors que les discussions s’étirent jusqu’à tard dans la soirée.

« Un squelette avait été dessiné avant de le présenter aux banques. C’est nous qui avons mis un papier sur la table, pas eux. »

— Claude Bergeron

« On avait le choix entre commencer à se poursuivre les uns les autres devant les tribunaux, ou procéder à une restructuration. On s’est demandé si on avait la possibilité de gagner une poursuite ou non, et on ne pouvait le dire, on ne savait pas. On a donc pris l’avenue de la restructuration. Et ç’a été la plus grosse décision. »

— Claude Bergeron

« C’est clair que si ç’avait été en cour, je pense qu’on aurait gagné. Mais il aurait fallu faire quoi pendant ce temps-là ? On aurait attendu trois, quatre ou cinq ans et liquidé les actifs. »

— Louis Vachon

« Viens, on veut te parler ce soir. Ça presse ! »

— Louis Vachon et Henri-Paul Rousseau, dans un appel au syndic Pierre Laporte, d’Ernst & Young, à qui ils veulent confier le mandat de mesurer l’étendue du marché du PCAA non bancaire au Canada

« Ils avaient besoin de quelqu’un pour mobiliser les détenteurs de PCAA non bancaires, alors inconnus, dans le cadre d’une restructuration des papiers commerciaux. Il y avait de la tension dans l’air, c’était majeur. On parlait de 32 milliards de dette et c’était vraiment compliqué. »

— Pierre Laporte

« On demande aux investisseurs d’être patients et ceux qui ont signé l’entente se sont engagés à ne pas retirer d’argent, c’est-à-dire que l’argent qui est dans ce type d’actif va rester là et il n’y aura pas d’appel de marge de la part des prêteurs, tandis que de la part des fiducies, il n’y aura pas d’appel à des liquidités. »

— Mark Boutet, porte-parole, CDPQ, La Presse canadienne, 17 août 2007

La solution à la crise du PCAA

Les négociations entourant la crise du papier commercial ont été longues, ardues et pleines de rebondissements. Mais jusqu’à la fin, la solution a toujours tourné autour des mêmes axes : un moratoire sur la vente du papier, les sommes demandées en garantie devaient être raisonnables compte tenu du risque à long terme, et la possibilité qu’un appel de marge soit déclenché devait être la plus faible possible.

« Cette entente est intéressante en ce qu’elle accorde le temps nécessaire pour analyser toute l’information disponible au sujet de ces titres. »

— Jim Flaherty, ministre des Finances, La Presse, 17 août 2007

« Notre première préoccupation à l’AMF était de surveiller l’impact de cette crise sur la stabilité financière du Mouvement Desjardins, mais aussi à la Banque Nationale, qui était très impliquée dans ce marché. »

— Jean St-Gelais, ex-président de l’Autorité des marchés financiers (AMF)

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