Rwanda  20 ans après le génocide

La rédemption
par le vélo

MUSANZE, Rwanda — Enfant, Gasore Hategeka appartenait à la rue rwandaise.

Ses parents sont morts lorsqu’il était encore tout jeune. Il n’avait pas les moyens d’aller à l’école. Ni même, souvent, de manger. Alors, il fourrageait dans les poubelles. « Je me débrouillais pour survivre. »

À force de détermination, Gasore s’est arraché à la rue. Encore gamin, il passait de longues journées aux champs. Quand il a été assez grand, assez fort, il a loué un vieux vélo et l’a transformé en taxi. « Je pouvais faire 90 km par jour, avec des gens et des bagages derrière. »

Un entraînement involontaire, mais néanmoins intense. En 2007, il a retiré le porte-bagages de la vieille bécane et a participé à sa première course. « C’était un vélo sans vitesse, et je suis arrivé troisième. »

Gasore n’a pas lâché. Dès qu’il pouvait se le permettre, il mettait quelques sous de côté. Au bout d’un an, il avait réussi à épargner 60 $ pour s’acheter un vélo à lui, sur lequel il s’entraînait tous les matins, avant le travail.

En 2009, Gasore a été sélectionné au sein de l’équipe nationale de cyclisme, Team Rwanda. Sa vie a changé du jour au lendemain. Il a abandonné le vélo-taxi. Il a un salaire, trois repas par jour, une page Facebook et un entraîneur américain, l’ancien coureur cycliste Jonathan (Jock) Boyer.

Désormais, la bicyclette que Gasore enfourche vaut bien 10 000 $. Il accumule les honneurs, rêve de faire le Tour de France.

Mais il a surtout gagné une famille.

« Jock, c’est mon père, dit-il en souriant. Il nous aime beaucoup, nous donne des leçons d’anglais, nous apprend à lire et à écrire. Il nous prépare à l’embauche, pour l’avenir. »

« J’ai peut-être perdu mes parents, mais j’ai trouvé des gens pour les remplacer. »

– Gasore Hategeka

UN SYMBOLE D’ESPOIR

Le Rwanda est un pays de vélo, malgré ses routes en lacets qui gravissent et dégringolent ses mille collines, malgré ses paysages vallonnés à couper le souffle – littéralement.

Il n’y a probablement pas un kilomètre de plat en continu dans tout le pays. Pourtant, la bicyclette est le moyen de transport par excellence. Du soir au matin, le long des routes, les Rwandais charrient leurs cargaisons quotidiennes – régimes de bananes, cruches d’eau, même des meubles – sur des vélos rudimentaires.

Depuis la création de Team Rwanda, en 2007, la petite reine est aussi devenue le parfait symbole d’un nouveau Rwanda, prospère et pacifique. Un symbole d’unité, d’espoir et de rédemption.

Les membres de l’équipe nationale de cyclisme sont célèbres au Rwanda. On reconnaît leurs maillots dans la rue, on raconte leurs exploits à la radio. En 2012, la plus grande vedette de l’équipe, Adrien Niyonshuti, a porté le drapeau du Rwanda aux Jeux olympiques de Londres.

« Le gouvernement a tout de suite compris que l’équipe était un super véhicule pour montrer la vraie image du Rwanda », raconte Jock Boyer. L’image d’un pays qui a un avenir, et pas seulement un passé.

Le petit État d’Afrique centrale est encore trop souvent défini par le génocide. En 100 jours de terreur absolue, d’avril à juillet 1994, 800 000 Tutsis et Hutus modérés ont été massacrés à coups de machette. À la fin, il n’est resté qu’une terre dévastée, qu’un peuple meurtri et divisé.

Vingt ans après le carnage, le Rwanda a désespérément besoin de héros.

UN GÉNOCIDE ET SES TABOUS

Des héros comme Gasore Hategeka, capable de renaître de ses cendres. Quand je lui demande comment il a perdu ses parents, il répond : mort naturelle. Sur sa colline, on raconte pourtant que son père, hutu, a été tué dans la violente répression qui a suivi le génocide des Tutsis.

Gasore se rembrunit. « J’étais jeune, je ne peux pas me souvenir. » Il avait 7 ans lors du génocide. Le même âge qu’Adrien, vedette des Jeux de Londres, qui se souvient de tout : les miliciens, la terreur, les cadavres.

J’insiste, un peu trop. Mon interprète se fâche. « Adrien, il est du côté du pouvoir, il peut raconter ce qu’il veut. Mais Gasore, tu vas l’enfoncer avec tes questions ! »

Adrien est tutsi ; ses souvenirs sont approuvés par le régime de Paul Kagamé, qui a pris le pouvoir après avoir mis fin au génocide. Depuis, une seule interprétation de l’histoire, officielle, est permise au Rwanda. Dans ce pays autoritaire, personne ne se risque à en proposer une autre.

Désormais, il est même impoli d’interroger un inconnu sur son origine ethnique puisque, selon le régime, les ethnies n’existent plus : tout le monde est rwandais. On parle de « l’autre groupe ». Les mots « Hutu » et « Tutsi » sont chuchotés avec malaise, comme s’il s’agissait de gros mots.

Quand Jock Boyer a débarqué au pays, en 2007, il ne connaissait pratiquement rien au génocide ni à ses tabous. Comme les autres, il a appris à ne jamais aborder le sujet. Il ne veut même pas savoir si ses protégés sont hutus ou tutsis. « Nous n’en parlons jamais, dit-il. Nous choisissons les coureurs en fonction de leur talent. De toute façon, ces jeunes ne sont pas concernés : la plupart sont nés après la guerre. »

La plupart, mais pas tous. Le doyen de l’équipe, Abraham Ruhumuriza, avait 15 ans en 1994. Il habitait la ville de Butare, bastion modéré qui a résisté plusieurs semaines avant de devenir l’un des épicentres les plus sanglants du génocide. « Il ne veut pas en parler, dit Jock Boyer. Il m’a seulement dit qu’il avait vu des choses horribles, voisins contre voisins. »

Abraham refuse d’en dire davantage.

« Pour bien faire ce sport, il faut avoir le cerveau propre. Quand on a des pensées sombres en tête, ça peut troubler notre vision, freiner notre volonté. »

— Abraham Ruhumuriza, membre de Team Rwanda

Pour Abraham, le vélo a été une bouée de sauvetage.

Longtemps, il a été hanté par ses souvenirs. « Il y avait des démons, en lui, qui le dévoraient », raconte son entraîneur. Incroyablement talentueux, mais borné et revêche, il était « un cauchemar pour l’équipe, un gaspillage de talent incroyable ». Il a fini par être banni de Team Rwanda.

Au bout d’un an, Jock Boyer lui a accordé une seconde chance. « Quand il est revenu, quelque chose avait profondément changé en lui. Il était plus humble, plus à l’aise dans sa peau. » Aujourd’hui, il est un mentor pour les jeunes coureurs au sein de l’équipe. « Comme il a vécu une période noire, il peut leur enseigner à choisir les bons chemins. »

LE MISSIONNAIRE DU VÉLO

Jock Boyer a vécu sa propre période noire. Il a été bon coureur cycliste, à l’époque. Le premier Américain à faire le Tour de France, en 1981. « C’était un combatif. Plusieurs le considéraient comme arrogant », se souvient l’homme d’affaires québécois Louis Garneau, lui-même ancien cycliste.

C’était, en tout cas, un coureur marginal et solitaire. Végétarien, il se soumettait à un régime extrêmement strict – personne ne l’a d’ailleurs jamais accusé de se doper. Adventiste du septième jour, il ne lisait aucun journal, n’allumait jamais la radio ou la télévision. Il vivait dans sa bulle.

À la fin de sa carrière professionnelle, Jock Boyer s’est lancé en affaires aux Pays-Bas. Ça n’a pas aussi bien fonctionné que pour Louis Garneau. Il a tout perdu.

Sa descente aux enfers est survenue peu après son retour aux États-Unis. Son mariage battait de l’aile. Il s’est amouraché d’une adolescente. En 2002, il a plaidé coupable à une accusation de harcèlement sexuel sur une mineure. Neuf mois à l’ombre. Un divorce. Et la disgrâce, l’humiliation.

« Aujourd’hui, il ne vit que pour le vélo, dit Louis Garneau, qui commandite Team Rwanda depuis quatre ans. Il demande peut-être un peu pardon à la vie. C’est un missionnaire. Il bâtit. Pas une religion, mais un mode de vie autour du vélo. »

« Jock Boyer est devenu un missionnaire d’Afrique du vélo ! »

— Louis Garneau, homme d'affaires et ancien cycliste

L’entraîneur admet que, pour la première fois de sa vie, il a l’impression de faire une différence. « Ces jeunes ont besoin d’une chance, et on leur ouvre une porte qui leur permet d’améliorer leur sort et celui de leur famille. On voit les résultats sur le terrain. C’est rare, dans une vie. »

Ce n’est peut-être pas un hasard, après tout, si Jock Boyer a atterri dans un pays où d’anciens bourreaux aident les veuves de leurs victimes à reconstruire leurs maisons. Le Rwanda est un pays de secondes chances.

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