Publications de travaux scientifiques

Un coup monté déclenche une immense controverse

Le 4 juillet dernier, Ocorrafoo Cobange, un biologiste au Wassee Institute of Medicine d’Asmara, en Érythrée, reçoit de fort bonnes nouvelles.

Un courriel lui apprend que l’article qu’il avait soumis au Journal of Natural Pharmaceuticals, une publication spécialisée en pharmacologie, est accepté. M. Cobange y décrivait une molécule extraite d’une forme de lichen capable de stopper la prolifération de cellules cancéreuses. La publication de la découverte signifie qu’elle sera accessible à l’ensemble de la communauté scientifique, promettant de faire progresser la lutte contre le cancer.

L’affaire représenterait une excellente nouvelle si certains détails ne faisaient tiquer. D’abord, le biologiste Ocorrafoo Cobange n’existe pas. Pas plus, d’ailleurs, que le Wassee Institute of Medecine d’Asmara. Et la découverte de cette nouvelle molécule révolutionnaire, décrite dans un article bourré de contresens scientifiques, est complètement bidon.

La lettre d’acceptation du Journal of Natural Pharmaceuticals, pourtant, est bien réelle. La publication est l’une des victimes du journaliste John Bohannon, du prestigieux magazine Science, qui a soumis 304 versions du même article à 304 publications pour tester leur processus d’acceptation.

Résultats troublants

L’expérience de Science a eu l’effet d’une bombe dans la communauté scientifique et le monde de l’édition. Mais pas toujours pour les raisons souhaitées par son auteur.

Les résultats, d’abord, sont troublants. Des 304 publications sollicitées, seulement 98 ont rejeté l’article truffé d’incohérences, comme toute publication un tant soit peu sérieuse devait le faire. Pas moins de 157 ont accepté de le publier, alors que les 49 autres n’ont pas répondu ou n’ont pas fourni de verdict dans un délai assez rapide.

Malgré leur intérêt, ces conclusions ont déclenché un tollé parmi la communauté scientifique, qui a inondé les blogues pour dénoncer cette enquête journalistique.

« Science rejette les faits pour publier de l’anecdote », a notamment écrit Björn Brembs, neurogénéticien à l’Université de Ratisbonne, en Allemagne, joignant sa voix à des centaines de dénonciations.

Ce qu’on reproche à Science est d’avoir piégé une catégorie bien spécifique de publications scientifiques : celles dites en « libre accès ». Ces journaux ont été popularisés au tournant des années 2000 pour démocratiser la science et la sortir de l’emprise des grands éditeurs. Contrairement aux publications par abonnement payant, ils diffusent gratuitement les articles qu’ils publient.

Pratiques douteuses

Science a levé le voile sur les pratiques douteuses de certains de ces journaux. Si elles ne font jamais payer les lecteurs, certaines revues demandent cependant aux auteurs de payer pour y publier des articles. Plusieurs d’entre elles semblent avoir trouvé là un moyen facile de faire de l’argent. Science a montré que plusieurs éditeurs proviennent de l’Inde et d’autres pays en voie de développement, et elle n’est jamais parvenue à contacter leurs dirigeants.

« Les journaux en libre accès ont peut-être connu des débuts humbles et idéalistes, il y a une décennie, mais ils ont explosé pour former une industrie internationale alimentée par les frais de publication plutôt que les frais d’abonnement traditionnels. La plupart des acteurs sont douteux », écrit Science.

Jean-Claude Guédon, professeur de littérature comparée à l’Université de Montréal et expert en diffusion de la recherche, admet que l’univers des publications en libre accès est devenu un fouillis où se côtoient le meilleur comme le pire. Mais il voit un problème avec les conclusions de Science.

« C’est un peu curieux qu’ils se soient seulement focalisés sur les revues en libre accès, commente-t-il. Pour tirer des conclusions sur ce modèle d’affaires, il aurait fallu le comparer à un échantillon, soit les revues par abonnement. C’est une méthode qu’une revue comme Science devrait très bien connaître », dit-il.

Plusieurs chercheurs croient que contrairement à ce que Science affirme, ce n’est pas le modèle du libre accès qui pose problème, mais bien l’examen par les pairs – ce processus par lequel un article soumis à une publication est revu par des scientifiques du même domaine pour en évaluer la qualité. Or, cette méthode est utilisée tant par les revues par abonnement que par celles en libre accès.

Jean-Claude Guédon croit que Science, elle-même une revue par abonnement, n’est peut-être pas complètement désintéressée dans la petite enquête qu’elle a menée.

« Science est en train de défendre son propre modèle d’affaires, dit-il. Elle essaie de dire : avec nous, au moins, vous savez que c’est sérieux. »

L’American Association for the Advancement of Science (AAAS), qui publie Science, rejette ces accusations, se décrivant comme un éditeur sans but lucratif qui n’a aucun intérêt à dénigrer des concurrents.

« L’article publié ne visait pas à opposer le libre accès aux journaux de type traditionnel, mais à explorer les pratiques prédatrices et montrer le besoin de standards uniformes pour la revue par les pairs », a plaidé à La Presse Ginger Pinholster, directrice au bureau des programmes publics de l’AAAS.

Chose certaine, Science a ravivé un débat qui couvait dans la communauté scientifique. Et maintenant, bien des gens ne se gênent plus pour sauter dans la mêlée.

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