Les 40 ans de la DEA

« Un échec retentissant »

La guerre contre la drogue aux États-Unis a 40 ans cette année, et elle a coûté plus de 1000 milliards de dollars aux contribuables américains. Mise sur pied par le président Richard Nixon en 1973, la Drug Enforcement Administration (DEA) ne réussit aujourd’hui qu’à saisir 1 % de la drogue qui se trouve sur le territoire américain. Est-il le temps de jeter l’éponge ?

Durant ses 20 années passées à siéger à la Cour supérieure du comté d’Orange, en Californie, le juge Jim P. Gray a envoyé des milliers de consommateurs de drogues en prison.

« J’appliquais la loi, dit-il au téléphone. Je n’avais pas le choix. »

Aujourd’hui à la retraite, le magistrat porte un regard critique sur la question : la guerre contre la drogue, dont il a vu l’impact tout au long de sa carrière, comme procureur, puis comme juge, est un échec.

« La prohibition cause bien plus de problèmes que les drogues elles-mêmes, indique-t-il. Nous avons créé un marché de milliards de dollars qui profite aux criminels. La drogue n’a jamais été aussi présente. La guerre contre la drogue est un échec retentissant. »

Ça ne devait pas se passer comme cela.

En 1973, le président Richard Nixon a créé la Drug Enforcement Administration (DEA), une organisation phare pour chapeauter la lutte contre la drogue, jusque-là assurée par divers organismes fédéraux et par les États.

Au fil des décennies, le Congrès et la Maison-Blanche sont passés aux mains des démocrates et des républicains, affectant la composition du gouvernement américain. Mais une chose est restée : année après année, la DEA a vu son importance croître.

Aujourd’hui, la plus grande agence antidrogue du monde jouit d’un budget annuel de plus de 3 milliards de dollars, emploie plus de 10 000 personnes et possède 86 bureaux internationaux répartis dans 62 pays. La base de données de la DEA comprend 1 milliard de dossiers, tous confidentiels.

Une goutte d’eau dans l’océan

Les saisies – bien qu’impressionnantes – ne représentent que la proverbiale goutte d’eau dans l’océan.

Selon les données de 2006, la plus récente année recensée dont les données sont disponibles, les agents de la DEA ont saisi pour 477 millions de dollars en drogues illégales. Or, selon le Bureau pour la politique du contrôle de la drogue de la Maison-Blanche, la valeur totale de la drogue vendue aux États-Unis cette année-là s’élevait à 64 milliards. C’est donc dire que la DEA parvient à saisir moins de 1 % de la drogue en circulation.

Bill Piper, directeur de la Drug Policy Alliance, à Washington, a calculé que la guerre contre la drogue a coûté plus de 1000 milliards et mené à des dizaines de millions d’arrestations et d’incarcérations.

« Raids policiers militarisés sur les demeures de citoyens, incarcération de masse et application inégale des lois à la défaveur des minorités raciales… La DEA incarne tout ce qui ne fonctionne pas avec la guerre mondiale contre la drogue », dit-il en entrevue avec La Presse.

M. Piper note que le président Obama s’est récemment montré plus ouvert en réduisant les peines recommandées pour les sentences liées aux drogues, et en modifiant la politique sur la marijuana de manière à permettre aux États comme le Colorado et l’État de Washington d’en légaliser l’usage.

Pour le juge Gray, auteur du livre Why Our Drug Laws Have Failed and What We Can Do About It (Pourquoi nos lois contre la drogue sont un échec, et comment y remédier), savoir si la DEA fait du bon travail ou pas est un faux débat.

« J’ai longtemps travaillé avec les gens de la DEA et j’estime qu’ils font un excellent travail, dans des circonstances très difficiles, dit-il en entrevue téléphonique. Le problème n’est pas la DEA, le problème est le système, la prohibition des drogues, qui crée un marché artificiel très lucratif. »

Tant que les drogues resteront illégales et procureront des profits au crime organisé, on trouvera des gens qui seront prêts à en vendre, dit-il.

« Une once de cocaïne vaut plus qu’une once d’or… Les revendeurs font des profits de 1000 %. C’est une évidence : là où il y a des profits, il y a des gens prêts à prendre des risques. »

Maintenir la production de la drogue dans la clandestinité, c’est aussi remettre le contrôle de la qualité entre les mains de criminels.

« Ainsi, vous avez de la marijuana qui “shootée” avec des drogues hallucinogènes. C’était comme dans le temps de la prohibition de l’alcool : vous aviez des alcools frelatés qui rendaient les gens malades, qui pouvaient même tuer. »

La fin de la prohibition loin de faire l’unanimité

L’idée de légaliser la marijuana ou de mettre fin à la prohibition des drogues ne fait pas l’unanimité. Plus tôt cette année, huit anciens chefs de la DEA ont signé une lettre qui demandait au ministre de la Justice, Eric Holder, de poursuivre les États ayant légalisé la marijuana.

« C’est incroyable que des poursuites n’aient pas été intentées jusqu’ici, a signalé l’ancien patron de la lutte aux drogues, Peter Bensinger. C’est évident que ça doit être fait. »

Pour le juge Gray, qui fait également partie du groupe Law Enforcement Against Prohibition (LEAP), un regroupement international de 80 000 adhérents qui rassemble des membres de l’appareil policier et judiciaire favorables à une refonte des lois contre les drogues, la fin de la prohibition du cannabis est à portée de main aux États-Unis. La marijuana devrait être taxée et vendue aux adultes par des marchands autorisés, comme les cigarettes et l’alcool.

« Le Colorado et l’État de Washington ont complètement légalisé la marijuana, et plusieurs autres États songent à le faire. Washington a dit qu’elle laisserait les États faire leurs choix. Je pèse mes mots : d’ici quatre ans, la prohibition sera terminée en sol américain. »

Sans donner de date, M. Piper croit aussi que les États-Unis vivent un moment clé dans l’histoire de la lutte contre la drogue.

« Quand vous regardez le Congrès américain, il y a un appui bipartisan pour la légalisation de la marijuana et une refonte majeure des sentences. Il fut un temps où la guerre contre la drogue était l’un des rares dossiers qui faisaient l’unanimité chez les démocrates et les républicains. Maintenant, c’est le besoin d’une réforme majeure de la lutte contre la drogue qui est l’un des rares enjeux qui unissent les partis. »

170 000 $ d’amende pour un joint ?

Plus de 170 000 $ d’amende et deux ans de prison pour possession d’une petite quantité de marijuana, ça vous paraît raisonnable ? C’était pourtant ce qu’avait décidé le Congrès américain… en 1952, lorsque le Boggs Act a été adopté. Une première arrestation pour possession de marijuana valait de deux à dix ans de prison, et jusqu’à 20 000 $ d’amende (plus de 170 000 $ en dollars d’aujourd’hui). La grille des sentences pour la possession de cannabis a été révisée en 1970…

— Nicolas Bérubé, La Presse

Légalisation de la marijuana : appuis records

La légalisation de la marijuana atteint des appuis records aux États-Unis. Selon un sondage Gallup diffusé cette semaine, 58 % des Américains sont favorables à la légalisation, alors que 39 % s’y opposent. Quand Gallup a posé la question pour la première fois, en 1969, 84 % des répondants étaient contre la légalisation, et 12 % à peine étaient pour.

— Nicolas Bérubé, La Presse

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