Refaire sa vie comme réfugié

Aller simple pour Montréal

Une famille fuit l’Afghanistan en quête d’une vie plus heureuse. Et découvre que l’apprentissage de la liberté n’est pas chose facile.

Zabi Enâyat-Zâda vivait à Kaboul avec sa famille lorsque l’URSS a envahi l’Afghanistan, à la fin des années 70. Du jour au lendemain, les bombardements et la présence des soldats sont venus troubler la vie quotidienne des habitants de la ville. Sans compter l’armée, qui recrutait ses soldats chez les adolescents et les jeunes hommes. « Certains jours, c’était trop dangereux pour sortir et aller à l’école, alors nous restions à la maison, mes frères, mes sœurs et moi », raconte Zabi, qui habite aujourd’hui le quartier Villeray.

Le gouvernement soviétique avait confisqué les passeports, impossible de quitter le pays. L’avenir s’annonçait sombre. Le père de Zabi a finalement tranché : il fallait partir. « Il a trouvé un passeur pour nous amener au Pakistan, raconte Zabi, aujourd’hui âgé de 49 ans. Nous sommes partis en compagnie d’une trentaine de personnes. Le trajet pour se rendre à Peshawar devait durer quelques heures. Nous avons mis trois jours et deux nuits pour y arriver. »

Il faut dire que la route était dangereuse. Le petit groupe risquait la prison s’il était intercepté par les soldats afghans. À bord d’un camion, ils sont donc passés par le désert et les montagnes, ce qui ne les a pas empêchés d’être interceptés par les moudjahidines, qui recrutaient eux aussi des combattants chez les jeunes hommes. Après des pourparlers menés par les passeurs, ils ont heureusement pu poursuivre leur chemin.

La famille Enâyat-Zâda passera un an au Pakistan avant d’amasser l’argent nécessaire qui leur permettra de s’embarquer pour le Canada, un pays qu’il ne connaissait pas du tout.

« On nous avait dit que c’était le pays le plus accueillant. Internet n’existait pas, on n’avait vu aucune photo. J’imaginais un pays rempli de gratte-ciel où tout le monde était blond aux yeux bleus ou verts. »

Le père de Zabi, qui avait acheté des faux passeports pour toute la famille, restait au Pakistan. Une forme d’assurance face aux passeurs, en qui personne n’avait tout à fait confiance. « À l’époque, on entendait toutes sortes d’histoires de gens qui n’arrivaient jamais à destination. Mon père leur a dit : “Je vous paie la moitié, je vous donnerai la balance lorsque j’aurai la confirmation que ma famille est saine et sauve au Canada.” »

Le grand frère de Zabi, qui assumait le rôle de chef de famille, avait glissé quelques centaines de dollars américains dans les passeports pour que les douaniers pakistanais les laissent embarquer dans l’avion. « C’est comme ça que les choses fonctionnaient, affirme Zabi. Quand le douanier a vu l’argent, il l’a glissé dans ses poches et nous a laissés passer. »

Encore aujourd’hui, Zabi se souvient de la tension qui régnait dans l’avion. « Ma mère était enceinte, elle ne comprenait pas un mot de ce que les gens disaient, elle était seule avec cinq enfants et nous avions tous peur d’être repérés et retournés d’où nous venions », se rappelle-t-il.

Après une escale à Paris, les Enâyat-Zâda arrivent finalement à Mirabel par une froide journée de décembre. Ils se déclarent réfugiés et doivent répondre aux questions des autorités canadiennes durant plusieurs jours. « On dormait dans un hôtel quelque part entre Mirabel et Laval, raconte Zabi. Il y avait un étage réservé aux réfugiés. Les chambres n’avaient pas de portes et nous n’avions pas le droit de garder nos valises avec nous. »

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Puis, finalement, on embarque la famille dans un autobus, direction Berri-De Montigny. « On nous avait dit : “Un Afghan vous attendra au terminus.” »

Montréal est couvert de neige quand ils arrivent au centre-ville. Un jeune homme dans la vingtaine les attend bel et bien à la descente du bus. C’est un Afghan arrivé au Québec depuis quelques années qui l’envoie. « Cet homme avait entendu dire qu’une famille afghane était arrivée, raconte Zabi. À l’époque, il y en avait très peu. Il nous a hébergés la première nuit. Quelques années plus tard, il est devenu propriétaire du restaurant Khyber Pass, sur la rue Duluth. »

Zabi se revoit dans le métro de Montréal avec sa famille, leurs grosses valises, les yeux ronds. « J’avais l’impression que tout le monde nous regardait. » Après quelques nuits où elle est hébergée à droite et à gauche, la famille atterrit dans un minuscule appartement du boulevard Henri-Bourassa, dans le quartier Ahuntsic. « Il y avait une chambre fermée et un petit salon. Le concierge était très gentil, il nous avait donné un divan et quelques chaises qui traînaient dans le sous-sol de l’immeuble. Nous n’avions aucun meuble. »

Quand il repense à cette période, Zabi se souvient à quel point tout lui semblait étranger, compliqué. « En Afghanistan, les hommes embarquaient dans l’autobus par la porte de derrière parce que l’avant était réservé aux filles. Une fois, un chauffeur m’a engueulé devant tout le monde parce que je n’avais pas la monnaie exacte. Je ne comprenais rien, j’étais tellement gêné. »

Leur père ne viendra les rejoindre que trois ans plus tard, au terme de démarches officielles d’immigration. Mais la mère de Zabi a des ennuis de santé, elle meurt quelque temps après. « Mon père ne s’en est jamais remis, avoue Zabi. Il a fait une dépression et n’a jamais pu se trouver un emploi. Il est resté à Montréal, mais ne s’est jamais vraiment intégré. »

L’attitude du père n’a certes pas aidé son fils à trouver sa zone de confort dans la société québécoise. « Mon père me mettait en garde contre les dangers de la vie occidentale, il me disait que j’irais en enfer », souffle le fils, qui reconnaît aujourd’hui que le plus grand défi de sa nouvelle vie aura été de réconcilier sa foi musulmane avec le mode de vie nord-américain. « Juste de me retrouver dans le métro en présence de filles me rendait mal à l’aise, explique-t-il. Même difficulté pour me faire des amis : il aurait fallu que je sorte boire une bière avec eux, je ne me sentais pas bien de le faire. Tout ça a été très difficile. »

En 2005, avec ses frères et son père, il est retourné en visite en Afghanistan. « Toutes ces années, j’avais idéalisé Kaboul, admet-il. J’ai retrouvé une ville blessée, certains quartiers avaient été rasés. » Et dans les yeux des gens, la confirmation qu’il était devenu un étranger. Quand il est revenu à Montréal, il a compris qu’il était chez lui.

Aujourd’hui, plus de 33 ans après son arrivée au Québec, Zabi, qui travaille en comptabilité, peut affirmer qu’il se sent véritablement québécois. Comme dans les histoires qui finissent bien, c’est l’amour qui aura scellé son destin. « J’ai rencontré Carolyne, ma conjointe, il y a sept ans. Elle m’a beaucoup aidé et c’est grâce à elle si je peux dire que je me sens bien ici. »

Le couple a cosigné un livre qui raconte l’histoire de Zabi. 

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