Chronique

Quand la bureaucratie passe avant l’enfant

Un jour de novembre, à Séoul, Annie Larivière et son mari Dean Odoherty ont rencontré leur fils Yan pour la première fois. Annie sent son cœur qui bat très fort quand elle parle de ce moment de grâce où elle a pu serrer dans ses bras cet enfant qu’elle désirait depuis si longtemps. « C’est comme un accouchement. »

Les parents adoptants avaient été conviés à un petit goûter coréen chez la famille d’accueil de leur fils. En arrivant devant le lieu du rendez-vous, ils ont aperçu le beau minois de Yan, 17 mois, le nez collé à la porte-fenêtre. « Annie, c’est notre petit gars ! »

Annie a tendu les bras vers Yan. L’enfant est venu vers elle. Il s’est laissé prendre. Un grand moment d’émotion pour ses parents. « C’était comme un rêve. On ne voulait plus partir. »

Ils ne voulaient plus partir. Mais il leur a malheureusement fallu rentrer au Québec en laissant leur enfant derrière eux. Vu les délais de traitement des dossiers d’adoption par Immigration Canada en Corée du Sud et à Taiwan, des parents adoptants voient parfois s’écouler jusqu’à quatre mois entre le moment où ils rencontrent leur enfant pour la première fois et celui où ils peuvent rentrer à la maison avec lui. Du temps précieux qui leur est volé à une étape cruciale du développement de leur enfant. Et une rupture de trop pour des enfants qui en ont déjà vécu plusieurs, dénonce le Dr Jean-François Chicoine.

« C’est un énorme problème », me dit le pédiatre de l’hôpital Sainte-Justine, spécialiste de l’adoption internationale. Car plus l’adoption est tardive, plus elle risque d’être difficile. Et les troubles de l’attachement sont liés au nombre de ruptures que vivra un enfant.

« L’enfant a le souvenir de la rupture. Après une période de lune de miel avec ses parents, soudain, il se souvient qu’ils peuvent partir. »

— Le Dr Jean-François Chicoine

Cela se traduit par des réactions de peur, de fuite et d’agressivité. « Chaque adulte est un abandonnant potentiel, pour un enfant qui a vécu une rupture. »

Bref, pour le Dr Chicoine comme pour les parents adoptants, il va de soi que le gouvernement Trudeau, s’il a vraiment à cœur le bien des enfants et de leur famille, devrait s’assurer que ce genre de ruptures parfaitement évitables soient évitées. Il devrait s’assurer que le « niaisage » bureaucratique ne passe jamais avant le bien-être d’un enfant. Pourquoi n’y veille-t-il pas ?

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Ce n’est que le 3 février que les parents de Yan ont pu rentrer à la maison avec leur fils, après des semaines de séparation qui leur ont paru interminables. « C’était la pire attente de notre vie », me dit Annie.

Même si elle peut enfin serrer son fils adoré dans ses bras et le border dans la chambre qui l’attendait à Saint-Hyacinthe pendant cette trop longue attente, Annie pense à tous les autres parents adoptants qui vivent le même problème. Sur les quelque 130 enfants adoptés hors Québec chaque année, une vingtaine viennent de Corée du Sud ou de Taiwan. « On a le devoir de faire bouger les choses. »

Cela fait des mois que des parents inquiets comme Annie et Dean envoient, en vain, des lettres au gouvernement Trudeau dans l’espoir que les dossiers d’enfants adoptés soient traités de façon prioritaire. Les délais qui leur sont imposés seraient un legs du gouvernement Harper qui a décidé, il y a quelques années, de changer les procédures d’adoption et de centraliser le traitement des dossiers en Asie, afin de réduire ses dépenses, m’explique Louise Kang, de l’organisme d’adoption Enfants d’Orient et d’Occident.

Depuis, les dossiers d’adoption coréens sont traités à Manille plutôt qu’à Séoul. Les dossiers de Taiwan sont traités à Hong Kong plutôt qu’à Taipei. Et ce sont les enfants adoptés et leur famille qui paient le prix de ces « économies », déplore Mme Kang. Alors que les parents adoptants pouvaient autrefois rentrer au pays avec leur enfant quelques jours après leur première rencontre, ils sont aujourd’hui obligés de faire deux voyages et, trop souvent, d’endurer une trop longue séparation. « C’est déchirant pour les parents d’être obligés de revenir au pays et d’attendre. »

Pour les parents adoptants, c’est comme une loterie. Les plus chanceux obtiennent la confirmation de la résidence permanente pour leur enfant en moins de 10 jours. D’autres attendent plusieurs mois, sans savoir pourquoi.

On ne parle pas ici d’un retard anodin dans l’expédition d’une marchandise. On parle d’un enfant déjà vulnérable qui risque de l’être encore plus après avoir été séparé de ses parents pour cause de négligence administrative.

Le gouvernement Trudeau entend-il décentraliser le processus dans l’intérêt des familles ? Pourquoi n’accorde-t-il pas un traitement prioritaire aux dossiers d’enfants adoptés qui ont déjà franchi toutes les étapes de vérifications ?

J’ai posé ces questions jeudi à Immigration Canada. Au moment d’écrire ces lignes, la réponse semblait s’être perdue dans le ventre de l’administration fédérale. Quelque part entre Ottawa, Manille et Séoul…

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En parlant de bureaucratie qui passe avant l’humanisme… Je vous racontais il y a deux mois le combat de Linda De Luca, cette mère chef de famille monoparentale qui, à la mémoire de son fils, demande justice pour les personnes handicapées et leurs proches. Cela fait trois ans que son fils handicapé est mort. Cela fait trois ans qu’elle tente d’obtenir la prestation pour frais funéraires de 2500 $ accordée par l’État lorsque les moyens de la personne décédée sont insuffisants.

Mme De Luca avait bon espoir que le Tribunal administratif du Québec lui donne raison. Elle a fondu en larmes en prenant connaissance de sa décision il y a quelques jours. Bien que se disant « sensible » à sa situation, le Tribunal a rejeté son recours, appliquant la loi à la lettre. Mme De Luca, comme tous les parents dans sa situation, a eu le malheur d’être prévoyante en faisant des arrangements funéraires au préalable pour son fils. Et ce que laisse entendre le Tribunal, finalement, c’est que pour avoir droit à la prestation qu’elle réclame, il lui aurait fallu être négligente…

La décision du Tribunal a bouleversé Mme De Luca. « J’ai beaucoup pleuré. Je me suis mise à trembler. J’étais incapable de parler. Le lendemain, j’étais en maudit », me dit-elle.

Le plus décevant, c’est que rien n’a bougé non plus du côté du ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale, qui avait pourtant promis à Mme De Luca de faire changer la loi. Début avril, le cabinet du ministre François Blais me disait que ce serait fait « au cours des prochains mois ». Deux mois plus tard, toujours rien.

« Inacceptable ! », me dit le député péquiste Harold LeBel, qui, touché par le combat de Mme De Luca, l’a invitée à l’Assemblée nationale il y a deux ans pour défendre sa cause.

Bref… Trois ans après le décès de son fils, après quatre chroniques sur le sujet et un reportage télé de La facture, après une intervention du député LeBel et une promesse d’agir du gouvernement, en dépit des nombreuses démarches d’une avocate au grand cœur – Me Suzanne Gagné – qui s’est portée bénévole pour défendre la cause de cette mère endeuillée, en dépit d’un recours devant le Tribunal administratif du Québec qui s’est dit « sensible » à sa cause, rien n’a bougé.

Au nom de son fils, Mme De Luca, digne et résiliente, n’abandonne pas. « Je veux que ça change. Si le ministre Blais veut me rencontrer, je suis prête. »

Réponse de son cabinet : « Elle est libre de refaire une demande. »

En écoutant Mme De Luca, j’ai pensé que le ministre Blais gagnerait à voir I, Daniel Blake de Ken Loach. Gagnant de la Palme d’or en 2016, ce film bouleversant raconte le combat d’un homme malade qui, en tentant d’obtenir les indemnités auxquelles il a droit, se bute sans cesse à l’absurdité des règles gouvernementales. Ça se passe en Angleterre. Mais on aurait tort de croire que ça ne se passe pas chez nous aussi.

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