Opinion

La politesse, ça vient d’où ?

Il n’est pas rare d’entendre que la politesse se perd, que les jeunes d’aujourd’hui n’ont plus, voire n’ont jamais eu, la décence et le savoir-vivre nécessaires pour former une société civile où prime le respect de l’autre. Posons-nous donc une question simple : d’où vient la politesse ?

À l’époque médiévale, la chevalerie, mais surtout les rapports entre suzerains et vassaux sont au cœur de la définition des normes. C’est dans la courtoisie que s’exprime le mieux la définition du comportement attendu. Si on trouve quelques ouvrages spécifiques, comme Le livre des manières (c. 1350-1400), cette littérature qui entend fixer les bornes de l’acceptable dans l’espace curial est somme toute limitée à un nombre réduit d’individus en plus de n’être lue que par quelques individus.

Au XVIe siècle, ça s’accélère et ça se précise. Arrive Baldassare Castigniole, avec son Il libro del Cortegiano (1528) qui présente un code de politesse et explique que le courtisan devra, avant toute chose, rechercher la sprezzatura, que l’on pourrait traduire, mal, mais traduire quand même, par la désinvolture et la négligence.

En 1530, Érasme fait paraître De Civilitate morum puerilium. L’humaniste entend ainsi donner à la société des normes précises et strictes en imposant un contrôle des affects, du physique et des attitudes. Le contact entre les corps est vu comme quelque chose qui répugne et perturbe, la promiscuité est jugée indécente, la distance entre les individus s’étend à la mesure de l’importance des personnes présentes et l’on constate le rôle de plus en plus déterminant des objets médiateurs entre le corps et le monde, comme le couteau et, bientôt, la fourchette.

Bienséance et honnêteté

Au XVIIe siècle, le terme « civilité » tombe peu à peu en désuétude. Deux notions apparaissent alors, celle de « bienséance », qui s’adresse à tous, et « l’honnêteté », qui est le propre des gentilshommes ou, du moins, de ceux qui aspirent à le devenir. La cour de Louis XIV pousse dans ses retranchements les plus extrêmes les règles du vivre-ensemble. La distinction sociale est ici ramenée au premier plan. L’homme de cour doit incarner, dans son corps, dans ses gestes et ses émotions, le rang qui est le sien.

Le XIXe siècle constitue l’âge d’or de la politesse bourgeoise, en grande partie parce qu’il n’y a plus un centre unique qui donne le pouls des bonnes manières.

Sous l’Ancien Régime, c’était la cour, maintenant, c’est la ville avec ses multiples espaces publics et privés. Le savoir-vivre n’est plus l’apanage de l’aristocratie. Les nouveaux impératifs de la Révolution industrielle, mais surtout de la société de consommation amènent un jeu social plus ouvert, en conjonction avec le libéralisme. On met en place les conditions propices à un approfondissement des règles du savoir-vivre. Tout cela suscite la production d’une littérature foisonnante, des manuels d’étiquette, permettant le bon positionnement social de l’individu. L’ouvrage le plus connu est sans doute les Usages du monde de la baronne Staffe, publié en 1889 qui, 10 ans plus tard, compte déjà 131 éditions.

Un nouvel acteur arrive, les jeunes États-Unis d’Amérique, qui commencent à accaparer une part non négligeable du commerce mondial. On voit alors des représentants d’une nouvelle aristocratie marchande s’installer sur le Vieux Continent et imiter le raffinement et l’élégance européenne. La figure du Golden Boy américain est souvent un nouveau riche, mais il attire par l’exotisme de son allure et tient le haut du pavé dans les salons européens. La France, mais plus encore la langue française, est de plus en plus marquée par le gentleman qui prend la place du gentilhomme. Fashionable, dandy, smoking, flirt font tous leur entrée dans le langage de tous les jours.

Au XXe siècle, la tendance s’inverse. Si l’on assiste à un processus d’informalisation des rapports sociaux, le savoir-vivre est de plus en plus associé au mensonge, au faux.

Il faut être sincère, authentique, laisser la place à l’improvisation, aux sentiments, à la liberté. S’il demeure des bastions de la politesse, comme certains clubs ou encore la franc-maçonnerie, la tendance, surtout depuis les années 60, est celle d’une politesse qui est associée à la société bourgeoise, libérale, capitaliste et patriarcale. Seule importe la « politesse du cœur ». L’homme rustre aux bons sentiments est ici préférable à l’élégant qui complote et manipule.

Dans les sociétés d’aujourd’hui, notamment au Québec, il y a eu un délestage énorme des conventions. Notre monde est encore civil, ou du moins possède des contraintes sociales. Si on ne lit plus les traités et les manuels, on prend bien soin d’inculquer aux jeunes générations les grandes lignes du vivre-ensemble. Il semble que ce qui régit et organise de plus en plus les comportements civils soit plutôt la référence à l’appareil législatif. La judiciarisation du social, qui est une des tendances majeures des sociétés contemporaines, permet de fixer les cadres de la régulation sociale.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.