Grande entrevue Pierre-Luc Gagnon

Jamais sans sa planche

Dix mille heures : c’est le nombre d’heures, à en croire le journaliste Malcolm Gladwell, nécessaire pour connaître un succès, que ce soit sur le plan artistique, sportif, scientifique, économique, politique ou gastronomique. Dix mille heures de travail et d’efforts, dix mille fois sur le métier. Pour donner du poids à ses chiffres, le journaliste cite les noms de Bill Gates et des Beatles, mais il pourrait tout aussi bien ajouter celui de Pierre-Luc Gagnon.

Qui est-il ? Un champion mondial du skateboard et l’athlète québécois le plus médaillé, toutes catégories confondues, né à Boucherville, exilé en Californie depuis 16 ans et littéralement inconnu du public québécois.

Pierre-Luc Gagnon a posé le pied sur une planche à 8 ans pour la première fois, et n’a plus jamais voulu en descendre, passant bien au-delà de 10 000 heures à pratiquer une discipline dont il est devenu le champion mondial. Dans le documentaire Au sommet de la rampe qui lui est consacré ce soir sur Canal D, on saisit l’ampleur du travail et de l’effort que ce type un peu replié sur lui-même, qui parle d’une voix monocorde, a mis pour maîtriser ce qu’il considère comme un art.

Pierre-Luc Gagnon était de passage à Montréal cette semaine et venait d’émerger de la suite de Dédé à l’hôtel Dix, lorsque je l’ai rencontré. J’ai vite constaté que pour devenir un champion de sa trempe, il faut vivre dans une bulle, à l’abri des bruits, des rumeurs et de la plupart des informations diffusées à la télé. C’est pourquoi Pierre-Luc Gagnon ignore par exemple qui était ce Dédé qui a donné son nom à une suite, même s’il se souvient vaguement des Colocs. Il ignorait aussi que sa date de naissance en mai 1980 correspond au mois et à l’année du premier référendum sur la souveraineté.

Par contre, Gagnon a réussi à préserver son français tout en baignant dans l’anglais à longueur d’année. Lorsque je lui en fais la remarque, il le prend comme un beau compliment.

Même s’il s’est passablement américanisé au fil du temps (mais quand même pas au point de voter pour Donald Trump), Gagnon a gardé son français comme un gage d’identité qui le distingue des autres.

Établi à Encenitas, à quelques kilomètres de San Diego, père d’un petit Léo de deux ans et demi, Gagnon a abandonné ses agents il y a quatre ans et gère lui-même sa carrière et ses finances, chose qu’il n’aurait jamais osé faire à ses débuts à 16 ans, quand il s’est lancé dans la compétition professionnelle.

« Je venais de commencer mon cégep en administration et marketing, mais au bout de deux semaines, à cause des compétitions, j’avais déjà pris un retard énorme. J’ai alors demandé à mes parents la permission d’abandonner l’école temporairement pour faire de la compétition et aller au bout de mon rêve. Dans ma tête, c’était clair que si après un an ou deux, mes affaires ne marchaient pas, je reprenais mes études, notamment parce que je n’avais pas envie de me retrouver à 30 ans, sans carrière, à ne pas savoir où je m’en allais. »

En fin de compte, ce fils de deux profs du secondaire n’a jamais repris ses études. Dès la première année, il s’est mis à gagner sa vie, assez bien, merci.

Dans Au sommet de la rampe, Denis Gagnon, son père qui avait une ambition folle pour son fils et qui l’a soutenu sans cesse, raconte que l’année où Pierre-Luc a abandonné le cégep, il gagnait le même salaire que lui. Un an plus tard, fiston gagnait le salaire combiné de ses deux parents. Et l’année suivante, il était pratiquement devenu millionnaire.

Je demande à Gagnon si c’est encore le cas. Il répond que oui, même si « la business » du skate connaît des fluctuations et que ses revenus dépendent de l’état de l’économie en général. Gagnon parle d’une business, mais aussi d’un art.

« Le skate, c’est pas juste quelques manœuvres, c’est une vraie forme d’art qui touche autant à la créativité qu’à l’innovation. Les manœuvres que je fais, je les ai inventées, maîtrisées, elles portent ma signature. »

— Pierre-Luc Gagnon

« Et puis le skate, c’est aussi une culture avec sa musique, sa mode, son style de vie un peu rebelle. Les skaters aiment en faire à leur tête et ne recevoir d’ordres de personne », ajoute-t-il.

Le documentaire nous apprend que le skateboard sur rampe verticale que pratique PLG (le surnom que lui ont donné les Américains) est né en Californie en 1976. Cet été-là, une forte canicule a forcé les municipalités californiennes à vider l’eau des piscines. Tous les ados munis de skateboards se sont mis à utiliser ces piscines vides comme rampes d’essai. Un monde venait de naître.

L’attrait de la création

Pierre-Luc Gagnon, pour sa part, a commencé à pratiquer le skate de rampe 12 ans plus tard, en 1988, au sommet de la renommée du grand héros de l’époque : le skater Tony Hawk. Ce dernier témoigne d’ailleurs dans le documentaire, où il raconte que lorsque PLG est apparu sur la scène skate, son talent et son aisance sur sa planche ont vite suscité l’étonnement, l’admiration, et aussi un brin de jalousie chez ses pairs.

Mais pourquoi un petit Québécois, né au pays de l’hiver, de la neige et des patinoires, a-t-il choisi le skate plutôt que le hockey ou même le vélo ?

« Parce que je n’avais pas envie de faire un sport d’équipe avec du monde qui me dirait quoi faire. Parce que le skate, c’est la liberté. Et que ce n’est pas répétitif comme le vélo, où tout ce que tu fais, c’est pédaler pour aller plus vite. En skate, t’es tout seul dans ta bulle et tu dois, pour faire avancer le sport, créer et innover. » 

« Et non, ce ne sont pas juste des espèces de manœuvres que je crée. C’est sérieux comme démarche et cela demande beaucoup d’efforts et de dévotion. »

— Pierre-Luc Gagnon

Pierre-Luc Gagnon a commencé à pratiquer le skate à Boucherville, où la municipalité, encouragée par le père de Gagnon qui a versé 25 000 $ de sa poche, a construit un skatepark intérieur. Parallèlement, comme la famille passait ses étés au mont Tremblant, le père de Gagnon lui a aménagé en pleine forêt une rampe de 16 pieds de large sur 8 pieds de haut pour qu’il puisse s’entraîner, ce qu’il faisait de quatre à cinq heures par jour, sept jours par semaine. Aujourd’hui âgé de 36 ans, Gagnon fait de deux à trois heures de skate par jour tout en s’entraînant quotidiennement pour se maintenir physiquement et éviter les blessures… inévitables.

Il y a deux ans, après une blessure grave à la jambe, Gagnon a été mis au repos pour plusieurs mois et privé de compétitions. Il s’est remis depuis, a remporté les X Games à Austin en juin 2015, celles aussi à Dallas, mais sa blessure s’est réveillée dernièrement, le forçant à s’arrêter de nouveau.

Les blessures, c’est ce qu’il redoute le plus.

« Quand tu skates, tu ne peux absolument pas penser à autre chose. Il faut que tu sois full concentré, sinon tout peut arriver. Et tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même parce qu’un autre skater ne va pas venir te plaquer, comme au hockey. Si tu tombes, c’est par ta propre faute. »

La vie après le skate

Dans Au sommet de la rampe, son père se plaint amèrement de l’indifférence des médias du Québec à l’endroit de son fils, où il est demeuré inconnu malgré les dizaines de médailles d’or qu’il a remportées au sein d’une discipline qui deviendra olympique sous peu. Pierre-Luc, lui, se montre moins virulent, mais constate qu’il fait peut-être les frais d’une méconnaissance générationnelle.

« Les médias québécois ne couvrent pas le skate probablement parce qu’ils ne connaissent pas ça. C’est, je crois, une affaire de génération. Or la génération skate qui a mon âge commence seulement maintenant à avoir des positions d’influence dans les médias sportifs. Sans doute que les choses vont évoluer d’ici quelques années. »

Avant que Pierre-Luc Gagnon ne prenne sa retraite ? C’est la grande question. À 36 ans, l’athlète est encore en forme et capable de remporter des championnats, mais il est sans doute plus sujet à se blesser.

« Tant que mon corps va suivre, je vais continuer, mais il faut être réaliste, à un moment, je vais devoir laisser ma place. »

À l’évidence, cette dernière perspective ne l’enchante guère. D’autant que le skate remplit tellement ses journées que c’est devenu autant une raison d’être, un besoin, qu’une échappatoire.

« Quand je ne fais pas de skate, je m’ennuie, je déprime, je broie du noir. Le skate m’aide à vider mon esprit et à vivre de manière positive », raconte Pierre-Luc Gagnon.

À l’entendre, prendre sa retraite et céder sa place au sommet de la rampe ne sera pas facile. Mais Pierre-Luc Gagnon se console chaque fois qu’il regarde son fils Léo. Celui-ci est encore très petit, mais il fait déjà du skate à sa manière, perché dans le dos de son père, tandis que ce dernier dévale les rampes. Pas de doute, les 10 000 heures de skate de Léo ont déjà commencé.

Grande entrevue

Si Pierre-Luc Gagnon était…

Une ville

San Diego, pour les conditions météo, l’abondance de rampes de skate et le style de vie cool.

Une chanson

Follow the Leader, d’Eric B. Rakim, parce que PLG aime être celui qu’on suit et non le contraire.

Un film

Goodfellas de Martin Scorsese, pour le côté rebel et badass des personnages.

Un édifice

Le Big O à Montréal, de son vrai nom Le sifflet, un passage de béton construit pendant les Jeux de 76, devenu au fil du temps une rampe des plus prestigieuses reconnue comme un des dix endroits au monde à visiter avant de mourir chez les adeptes de skate.

Un remède

Le skate, qui l’aide à rester positif, actif et en forme.

Un poison

Les blessures qui gâchent sa vie.

Un héros sportif

Floyd Mayweather fils, ex-champion de boxe, considéré comme le plus grand boxeur de son époque, après Muhammad Ali.

Un personnage historique

Celui qui a inventé la roue.

Un acteur de Hollywood

Son idole, Leonardo DiCaprio, pour son talent, son dévouement et son engagement dans plusieurs causes, dont celle de la lutte contre les changements climatiques.

Une idée politique

Le pacifisme.

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