Chronique

Nuage noir

Nous étions 343 000 à plonger dans le « Marc Arcand World » lundi soir. Pour voir la série télé la plus originale du moment s’aventurer un peu plus dans le loufoque et l’absurde.

Série noire est mon coup de cœur de l’année à la télévision québécoise. Pour son regard ironique sur notre télé, qui fait parfois dans la saucisse usinée, pour ses références cinématographiques, pour son humour noir irrésistible.

Voir deux scénaristes récalcitrants gagner un prix du meilleur placement de produit pour une scène où deux bandits en cagoule se disputent pour savoir lequel, entre une pellicule générique et un sac-poubelle de marque X, convient le mieux pour étouffer une victime qui attend leur verdict, je trouve ça très drôle.

Je félicite Radio-Canada de diffuser une série aussi tordue. Tout en m’inquiétant de la voir disparaître le printemps venu. D’autres téléséries ayant attiré le double de téléspectateurs n’ont pas été reconduites. Le diffuseur public, ayant prévu et promis une audience plus importante aux annonceurs, se retrouve devant un manque à gagner important.

Bref, Série noire est menacée, malgré son audace et son ingéniosité. Même s’il s’agit de la fiction la plus brillante et novatrice de la saison.

Radio-Canada aurait tort pourtant de s’en passer. Renoncer à Série noire, ce serait admettre que les propositions trop « champ gauche » n’ont plus leur place au petit écran (contrairement au web). Ce serait courir le risque de voir à terme les émissions les plus audacieuses disparaître de notre paysage télévisuel, au profit d’œuvres toujours plus consensuelles.

Soit, la télévision n’est pas une œuvre de charité. Mais une télévision publique ne saurait être gérée comme une télévision privée. Soutenir des productions moins conventionnelles, plus décalées, même lorsqu’elles ne rejoignent pas un très vaste public, devrait faire partie du mandat de Radio-Canada.

Oui, de son mandat. Comme il est du mandat de la télévision publique d’assurer une couverture internationale, même si les nouvelles de l’Ukraine sont moins populaires qu’un fait divers sordide à Trois-Rivières. Comme il devrait relever de sa mission de diffuser sur une de ses chaînes au moins un magazine culturel généraliste, et pas seulement des concours de chant amateur servis à toutes les sauces (entre familles, entre vedettes, entre vedettes de différentes générations, etc.).

Non, je ne milite pas en faveur de la diffusion de séries serbo-croates sous-titrées à heure de grande écoute, ni pour le retour en ondes d’une version « pimpée » des Beaux dimanches. Je dis seulement que s’il y a de la place à la télé publique pour L’auberge du chien noir, Paquet voleur et Pour le plaisir, il devrait y en avoir pour une autre saison de Série noire.

Même si cela risque d’importuner, en raison du langage peu châtié d’un personnage de prostituée, quelques téléspectateurs tenant salon à Outremont. Pourquoi dire « crosse-tette » quand on peut dire « masturbanichons » ? suggérait-on hier sur les réseaux sociaux. Je me le demande.

Pendant que certains se formalisent des néologismes vulgaires de Série noire, à la chaîne concurrente, à la même heure, on « dompe » des dialogues de théâtre d’été à des acteurs qui n’y croient pas une seconde. Ce n’est pas parce que 1,3 million de téléspectateurs préfèrent Les jeunes loups que c’est une « meilleure » émission.

Et non, faut-il le préciser, personne ne croit que Les beaux malaises est moins réussie parce qu’elle est appréciée chaque semaine par 2 millions de personnes à TVA. Les cotes d’écoute mesurent la popularité. Il n’y a pas encore d’algorithme, que je sache, permettant de mesurer la qualité.

Certaines émissions ont le potentiel de plaire à un large public. D’autres moins. Si Radio-Canada veut encore se targuer d’être le HBO québécois et conserver sa réputation de qualité et d’innovation, elle doit maintenir un sain équilibre entre les deux.

Je sais bien que la télévision est une industrie, qu’une émission coûte cher à produire, qu’une société ne peut se permettre de cumuler indéfiniment les déficits. Reste qu’il existe une différence fondamentale entre une chaîne publique et une chaîne privée, peu importe ce qu’en pense le gouvernement conservateur.

Radio-Canada ne doit pas être tenue à la même obligation de résultats que TVA. Ce n’est pas qu’une question d’argent, mais de philosophie. On a la télévision publique que l’on choisit, que l’on mérite et que l’on est prêt à soutenir financièrement.

Il y a longtemps que Radio-Canada avait aussi chaudement concurrencé TVA au chapitre des parts de marché. Cette soudaine embellie des cotes d’écoute est une bonne nouvelle. À condition qu’elle ne se fasse pas au détriment d’une programmation moins susceptible de rallier une large audience, pour toutes sortes de raisons valables (dont l’intérêt public).

Le danger de la gourmandise guette tous les diffuseurs lorsque le goût de la cote d’écoute devient trop présent. Certains en viennent même à confondre popularité et succès, intérêt et pertinence, notoriété et crédibilité.

Il y a malheureusement des raisons de s’inquiéter de l’avenir et de l’audace de notre télévision publique. Dans un message envoyé aux employés récemment, le président de Radio-Canada, Hubert Lacroix, évoquait un « nuage noir » planant au-dessus de la société d’État. Un horizon sombre, en raison de revenus publicitaires à la baisse.

Malgré les récents succès du réseau français, les cotes d’écoute de la CBC sont plus faibles que prévu – en particulier chez les 24-54 ans (dont sont si friands les annonceurs) –, les chaînes musicales Espace Musique et CBC Radio 2, diffusant depuis l’automne de la publicité, n’ont pas séduit les annonceurs, et la perte du contrat de la LNH par la CBC fait craindre le pire pour la suite.

Sachant le peu d’intérêt du gouvernement Harper à soutenir le diffuseur public, c’est une bien mauvaise nouvelle. Et pas seulement pour les amateurs de Série noire.

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