Chronique

Le bateau ivre

Les contacts troubles entre des membres de son administration et de hauts responsables russes pourraient constituer le « Watergate » de Donald Trump.

Ce n’est pas moi qui le dis, mais Dan Rather, l’ex-présentateur vedette de CBS, qui y est allé d’une longue analyse sur Facebook, mardi.

À ses yeux, le scandale d’écoutes électroniques qui avait contraint Richard Nixon à démissionner mérite une note de 9 sur 10 sur l’échelle des catastrophes politiques. Le « Flynngate », lui, se situe quelque part entre le 5 et le 6 sur 10. Pour l’instant… Car l’histoire enfle d’heure en heure. Et selon le célèbre journaliste, elle contient tous les ingrédients d’un prochain Watergate.

C’est difficile à croire, mais à peine 30 jours se sont écoulés depuis que Donald Trump a accédé à la présidence des États-Unis. Un premier mois chaotique, marqué par le dérapage du décret sur l’accès au sol américain et par des confrontations épiques entre le président et les deux centres de contre-pouvoir que sont les tribunaux et les médias.

Ça ne fait même pas un mois que le président a raccroché cavalièrement au nez du premier ministre d’Australie. Que sa conseillère Kellyanne Conway a consacré le terme « faits alternatifs », banalisant les mensonges les plus éhontés. Un mois de fuites et de gazouillis disant tout et son contraire.

Un mois étourdissant où la nouvelle du matin chassait celle de la veille, avant d’être enterrée sous un flot étourdissant de bravades et de changements de cap. Un mois qui a culminé avec une conférence de presse surréaliste où le président des États-Unis a réglé ses comptes avec les médias.

Avant d’en rajouter avec un tweet où il a accusé les médias d’être rien de moins que les ennemis du peuple américain !

Franchement, je ne voudrais pas être dans la peau des cinéastes attelés à la cinquième saison de House of Cards : ils auront beau inventer les scénarios les plus tordus, ils n’arriveront jamais à la cheville de la réalité.

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Que retenir de tout ce bruit et toute cette fureur ?

D’abord, l’image générale d’un bateau sans gouvernail, ballotté par une incessante série de tempêtes, dont la majorité auraient été facilement évitables si la Maison-Blanche avait pris la peine de soumettre ses politiques à un minimum de consultation.

Mais la clique qui dirige la première puissance occidentale ne prend même pas la peine d’informer ses propres bureaucrates de ses projets.

Les zigzags de Donald Trump vous donnent le tournis ? Vous n’êtes pas les seuls. « Il faut être soûl pour comprendre la position de Trump sur l’OTAN », écrit le journal russe Komsomolskaïa Pravda, trahissant un désarroi qui trouve écho au Kremlin. 

Car dans un revirement remarqué, les dirigeants russes ont demandé aux médias russes de cesser d’encenser le président Trump, qu’ils ont pourtant aidé à accéder au pouvoir.

Je parie qu’on s’arrache aussi quelques cheveux dans l’entourage du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, depuis que Donald Trump a dit qu’il appuyait la solution des deux États, mais aussi celle d’un seul État au Proche-Orient… Pour la clarté, on repassera.

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Depuis un mois, nous avons eu l’occasion de constater que Donald Trump ne comprenait pas son rôle de président. Qu’il ne comprenait pas non plus le rôle des tribunaux. Et encore moins celui des médias.

Son agressivité envers les journalistes est sans précédent dans l’histoire des États-Unis, constate l’historien Greg Robinson, de l’UQAM.

Ce dernier rappelle que Richard Nixon avait tenté de bloquer l’entrée à la Maison-Blanche à quelques journalistes. Ronald Reagan, lui, demandait qu’on mette en marche le moteur de l’hélicoptère présidentiel dès qu’il quittait la Maison-Blanche, pour que le bruit enterre les questions des journalistes…

Mais ces attaques frontales, cette haine viscérale des médias les plus réputés, c’est du jamais vu. Donald Trump ne comprend pas que les médias ne sont pas là pour lui tendre un miroir favorable et lui dire qu’il est formidable. Que leur travail consiste à déterrer les failles de son administration – que c’est précisément ce pour quoi ils sont payés.

Ce mois a aussi été marqué par de petits et grands gestes de résistance sans précédent pour une administration tout juste entrée en poste. Dont une pétition de plus de 800 000 noms appelant à la destitution de Donald Trump.

Ne rêvez pas trop. Cet appel a peu de chances de réussir dans le contexte politique actuel, alors que les deux Chambres du Congrès sont dominées par les républicains et que ceux-ci se rangent en majorité derrière le président Trump.

La procédure de destitution exige que la Chambre des représentants vote un acte d’accusation et que le Sénat juge de sa validité par une majorité de deux tiers des voix. Dans l’état actuel des choses, imaginer que Donald Trump sera écarté du pouvoir relève de la pensée magique. À moins qu’un mégascandale n’amène une majorité d’élus républicains à vouloir jeter leur leader par-dessus bord…

Je vous ramène au début de cet article : ce scandale existe peut-être déjà, mais n’a pas encore pris sa pleine ampleur. Il s’agit de la démission de l’ex-conseiller à la sécurité nationale Michael Flynn, qui s’était entretenu à plusieurs reprises avec l’ambassadeur de Russie à Washington, Sergueï Kislyak, avant même que Donald Trump ne prenne officiellement ses fonctions, pour aborder la question des sanctions contre Moscou. Et qui a menti à ce sujet au vice-président Mike Pence.

Son départ laisse sans réponse des questions cruciales. « Arrêtons de nous concentrer sur la démission et intéressons-nous à la question de fond : le mystère des relations russes de Donald Trump », écrit le spécialiste de la sécurité Daniel Benjamin dans Politico.

Ce dernier présume que Michael Flynn n’a pas donné cinq coups de fil à l’ambassadeur Kislyak de son propre chef. Qui, alors, lui a demandé de faire ces appels ? Et pourquoi ?

Question plus large : quelle est au juste la nature des liens entre Donald Trump et la Russie ? Que savait-il des conversations entre Michael Flynn et Sergueï Kislyak ? Depuis quand le savait-il ?

Ce dossier n’est pas terminé. Et à mesure qu’on en apprendra davantage, des élus républicains risquent d’être de plus en plus embarrassés par leur chef.

En d’autres mots : s’il y a un fil à suivre dans l’incroyable brouhaha de l’ère Trump, c’est d’abord et avant tout le Flynngate. C’est le récif sur lequel le bateau ivre risque de faire naufrage.

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