ÉTAT DE LA DÉMOCRATIE DANS LE MONDE CHRONIQUE

La démocratie écorchée

Dans son plus récent film, Walesa, l’homme d’espoir, le cinéaste polonais Andrzej Wajda raconte la vie du célèbre électricien qui s’était retrouvé à l’avant-scène des grèves nées dans les chantiers navals de Gdansk, en été 1980.

La révolte a fini par être réprimée, mais elle a pavé la voie vers l’effondrement spectaculaire de la dictature soviétique, une décennie plus tard.

En regardant ce film (sur DVD, parce qu’il n’est pas encore distribué au Québec), je me suis replongée dans cette époque fébrile où des millions de Polonais avaient eu le courage de défier non seulement leur propre gouvernement, mais aussi leur hégémonique voisin. Mes amis polonais de l’époque n’aspiraient qu’à une chose : vivre dans un « pays normal », soit un pays où l’on peut voter librement, dire ouvertement ce qu’on pense et acheter des produits de première nécessité dans des magasins accessibles à tous.

Les élections « semi-libres » de juin 1989, dont on célèbre ces jours-ci le 25e anniversaire, ont permis à la Pologne de faire son entrée dans le club des pays démocratiques, où elle a été rapidement suivie par ses voisins.

C’étaient les années de gloire de la démocratie, qui semblait voguer de victoire en victoire, écrasant au passage l’odieux régime d’apartheid, en Afrique du Sud.

C’était aussi le point culminant d’un demi-siècle marqué par des progrès démocratiques fulgurants. En 1941, la planète comptait tout juste 11 démocraties électorales, au point où le président Franklin Roosevelt se demandait s’il serait possible « de préserver la grande flamme de la démocratie contre la noirceur de la barbarie ».

Aujourd’hui, on recense 88 pays démocratiques, qui abritent 2,8 milliards d’habitants, soit 40 % de la population mondiale.

« Nous avons accompli d’immenses progrès dans les années 80 et 90, mais depuis, la démocratie s’est enlisée », constate Arch Paddington, vice-président de l’ONG américaine Freedom House qui documente l’état de la liberté dans le monde.

LE DÉCLIN

Enlisement ? Quand on y regarde de plus près, il s’agit plutôt d’un déclin. Sinon d’une chute libre.

Selon Freedom House, cela fait huit ans que le nombre de pays où les libertés reculent est supérieur à celui des pays où elles progressent. Mais les reculs ne sont pas uniquement quantitatifs. Ils sont surtout qualitatifs.

Miné par l’apathie des électeurs, la montée des régimes autoritaires, les échecs des soulèvements arabes et l’impuissance des Parlements, le modèle qu’incarnaient les aspirations des Polonais en 1980 a perdu de son lustre. Au point où sa pertinence est de plus en plus remise en question.

« Qu’est-ce qui ne va pas avec la démocratie ? », se demandait récemment le magazine The Economist.

« Les ennemis de la démocratie ont le vent dans les voiles », écrit le grand spécialiste John Keane dans sa brique de 900 pages au titre provocateur : Vie et mort de la démocratie.

Il y constate que de plus en plus de gens croient que « la démocratie est un idéal poursuivi par certains peuples, à certaines époques et à certains lieux ». Pas un idéal universel.

John Keane pose ensuite la question qui tue : la mort de la démocratie serait-elle vraiment grave ?

LE MODÈLE CHINOIS

Si le modèle démocratique occidental écope, c’est entre autres parce qu’il a de la concurrence : celle de la Chine.

Voici donc un pays soumis au règne d’un parti unique et répressif, mais qui a réalisé un rattrapage économique spectaculaire depuis 30 ans.

Résultat : de sondage en sondage, plus de 80 % de Chinois se disent satisfaits de leur modèle de gouvernement. La démocratie à l’occidentale ? Non, merci.

« La Chine représente une vision alternative de pouvoir intelligent, fondé sur l’idée que la croissance économique satisfera la population et assurera sa loyauté. »

— John Keane auteur et professeur de science politique à l’Université de Sydney, en Australie

Cela ne signifie pas que les Chinois admirent béatement leurs dirigeants. Mais plutôt que la majorité d’entre eux se contentent des petites brèches d’espace critique auxquelles ils ont accès. Et qui leur permettent de contester, de façon limitée, des problèmes écologiques, des déplacements de population ou des maires corrompus.

Ce modèle a l’avantage de l’efficacité. « La démocratie rend les choses simples extrêmement compliquées et frivoles », déplore l’intellectuel chinois Yu Keping, cité par The Economist.

Et ce n’est pas la vision d’un président américain incapable de faire adopter un budget qui le fera changer d’idée…

LA DÉRIVE AUTORITAIRE

Les Chinois ne sont pas les seuls à se méfier du modèle démocratique occidental. Un récent sondage montre que 80 % des Russes se préoccupent de l’état de l’économie de leur pays. Mais à peine 20 % se soucient de l’état de leur démocratie.

La dérive autoritaire, et relativement peu contestée à l’interne, de Vladimir Poutine constitue un autre phénomène caractéristique de ce début du XXIe siècle. Des dirigeants démocratiquement élus prennent contrôle du système judiciaire, réécrivent la Constitution, censurent les médias… et finissent par détourner la démocratie à leurs fins.

Parmi les adeptes du « poutinisme » : le président hongrois Viktor Orban, l’ex-président ukrainien Viktor Ianoukovitch. Voire les Frères musulmans élus démocratiquement en Égypte, après la chute de Hosni Moubarak, avant d’être chassés du pouvoir par un coup militaire, l’an dernier.

Pendant ce temps, des despotes tiennent des élections factices pour se donner une légitimité. L’exemple le plus percutant de théâtre démocratique : l’absurde présidentielle organisée par Bachar al-Assad dans une Syrie ravagée par la guerre.

Il y a donc des dictatures acceptées, des démocraties de façade ou dénaturées. Et puis, il y a celles que l’on impose par la force.

« Le modèle américain de démocratisation par les armes a conduit à un désastre en Irak et en Afghanistan », résume John Keane. Effet secondaire : le modèle démocratique au nom duquel Washington s’est lancé dans cette guerre s’en trouve passablement discrédité.

MAUX INTÉRIEURS

Mais la démocratie occidentale est aussi rongée de l’intérieur. De plus en plus de décisions sont prises dans des instances supranationales sur lesquels les peuples n’ont aucune prise. On élit des gouvernements, mais ils sont impuissants devant des enjeux majeurs. Comme lors de la crise financière de 2007-2008, qui a montré les limites de la démocratie.

Résultat : la population se tourne vers des partis d’extrême droite, comme on l’a vu aux dernières élections européennes – phénomène que John Keane décrit comme une « maladie auto-immune de la démocratie ».

Ou alors, les citoyens boudent carrément la vie politique. Le taux de participation électorale est en chute libre partout en Occident. Idem pour l’adhésion aux partis politiques. En 1950, 20 % des Britanniques militaient au sein d’un parti. Ils ne sont plus qu’un maigre pour cent…

LA DÉMOCRATIE SOUS CONTRÔLE

Malgré le titre de son livre, John Keane ne croit pas que la démocratie soit à l’agonie. En revanche, elle a besoin d’un traitement-choc – qui est déjà amorcé, selon lui.

C’est ce que ce grand expert de la vie démocratique qualifie de « monitoring democracy » – terme difficile à traduire en français. Disons la démocratie sous surveillance.

La solution se trouve du côté des centaines d’organisations qui contrôlent les gouvernements et leurs agences, révèlent des scandales, défendent les citoyens, suivent l’évolution des droits. Et dont le nombre a explosé depuis un demi-siècle.

De Wikileaks à Amnistie internationale, la nouvelle révolution démocratique passe par ces réseaux qui élargissent l’espace de liberté, scrutent les élus, mettent au jour la corruption. 

« Mes enfants n’adhèreront jamais à un parti politique, mais ils s’intéressent à Human Rights Watch et à Greenpeace. »

— John Keane

Finalement, la démocratie occidentale n’est peut-être pas la réponse à tous les problèmes, partout et en tout temps. Et elle a besoin d’un sérieux électrochoc.

Ça reste pourtant un modèle attrayant, conclut John Keane, qui cite le philosophe américain Richard Rorty, selon qui « la démocratie permet aux humains d’espérer que leur vie soit libérée de la malédiction de la violence et de la cruauté, et ce, par la persuasion plutôt que par la force ».

Ce n’est quand même pas si mal, comme programme…

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