Opinion

Système fédéral de paie Phénix
Un fiasco de 2,2 milliards loin d’être terminé

Une des rares retombées positives de l’échec de la mise en place du système de paie Phénix sera de fournir aux étudiants en gestion un excellent cas (un autre, si tant est qu’on en ait encore besoin) démontrant les risques et les mythiques économies d’échelle provenant de la centralisation des services.

Pour le vérificateur général du Canada, « le projet Phénix a été un échec incompréhensible de gestion et surveillance de projet qui a abouti à la décision de déployer un système qui n’était pas prêt ».

Il s’agit de l’incartade administrative la plus coûteuse de l’histoire du Canada, devant la triste aventure du registre des armes à feu… À l’échelle des provinces, personne n’ose intervenir de crainte qu’on sorte des squelettes de leur placard informatique.

Les origines

Jusqu’en 2007, chaque organisme fédéral était responsable de la rémunération de ses employés. Pour dégager des « économies annuelles de 70 millions », Services publics et Approvisionnement Canada (SPAC) a décidé de « moderniser » le système non seulement en centralisant toutes les activités dans un système unique, mais en regroupant géographiquement à Miramichi, en territoire acadien, la majorité des employés responsables. On a ainsi éliminé 1200 conseillers d’expérience en rémunération.

Il est hallucinant de constater que des administrateurs « compétents » aient pu croire aux vertus d’investir 2,2 milliards pour la mise en place d’un système unique de paie devant desservir quelque 101 ministères et organismes qui, chaque année, distribuent la somme de 22 milliards en chèques pour les 290 000 fonctionnaires fédéraux, tout en tenant compte des multiples conventions collectives et contrats de travail comportant 80 000 règles de paie.

Le Comité sénatorial permanent des finances nationales a publié la semaine dernière un rapport, bref mais bien fait, sur tous les développements de cette coûteuse mésaventure bureaucratique, laquelle a eu des répercussions négatives sur la vie personnelle et sur les finances de près de la moitié des employés de l’État canadien.

Les sénateurs sont hypercritiques de cette « culture de la fonction publique qui tente d’éviter tout risque et erreur, mais aussi d’éviter de devoir assumer la responsabilité des erreurs qui surviennent ». Toutefois, le rapport ne va pas jusqu’à identifier des responsables, mais formule des reproches « au gouvernement »…

Toutes ces décisions ont bel et bien été prises à Services publics et Approvisionnement Canada par le ministre, le sous-ministre en poste et quelques-uns des 25 cadres supérieurs du ministère. Unique soumissionnaire en 2011, la firme IBM – qui a reçu 68 millions en honoraires de 2016 à 2018 – a été choisie pour implanter le système PeopleSoft à compter de 2012.

Selon le vérificateur général, les volontaires pour Miramichi étaient très peu nombreux et moins expérimentés. Ils n’avaient droit qu’à une formation réduite d’un tiers en rémunération générale et à quatre jours de formation sur le nouveau système de paie. 

Malgré la demande des employés pour une implantation progressive, la direction de SPAC a décidé en février 2016 d’aller à fond de train avec l’implantation du nouveau logiciel qui, de l’avis de plusieurs experts, dont ceux du cabinet-conseil Gartner, n’était pas rodé. Le personnel constatait que des modifications étaient apportées au système sans qu’ils en soient informés, de sorte que les solutions aux problèmes pouvaient changer d’un jour à l’autre sans avertissement.

Aucune sanction

Les responsables du système Phénix – trois ou quatre fonctionnaires – n’ont pas été sanctionnés formellement. Pourtant, le vérificateur n’a pas mâché ses mots à l’endroit de ces personnes qui « n’ont pas communiqué une information complète et exacte aux sous-ministres des ministères et organismes, y compris [à celui du SPAC] lorsqu’ils les ont informés de l’état de préparation de Phénix en vue de sa mise en œuvre ». Constatant l’évolution du dossier, les responsables du Conseil du Trésor n’ont pas voulu faire de vagues… Toujours cette culture d’éviter de devoir assumer la responsabilité des erreurs des autres !

Les déboires d’un logiciel ne passionnent pas autant que les dépassements de coûts associés à la construction d’un immeuble ou à un projet d’autoroute.

Hautement complexe, ce genre d’opération devrait faire l’objet d’une supervision rigoureuse par un groupe d’experts externes connaissant bien les méandres de l’implantation d’un nouveau logiciel.

Parmi ses recommandations, le comité sénatorial inclut, à juste titre, la révision de l’hypothèse d’une solution unique pour tous les ministères et organismes. Cette première recommandation devrait être prioritaire pour le gouvernement, même si cela pourrait signifier une perte sèche des sommes investies dans ce projet.

Pour un gouvernement, la tentation est forte de doubler la mise et sauver les apparences.

Quelles leçons faut-il tirer de cet imbroglio ?

1. Se méfier, toujours se méfier, du mirage des économies d’échelle mirobolantes provenant de l’intégration de systèmes complexes ;

2. Les projets d’envergure doivent s’accompagner d’une gouvernance serrée par des personnes hautement compétentes dans le domaine. Cette gouvernance inclut la supervision des informations fournies aux décideurs ultimes ;

3. Tout est dans l’exécution ; une planification déficiente explique presque tous les échecs des plus beaux projets.

* Ce texte n’engage que ses auteurs.

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