Chronique

La gardienne du paysage

Les Éboulements — Avant les agneaux, avant les légumes, avant tout, il y avait l’amour du pays. Du territoire.

« Mes parents voulaient être les gardiens du paysage de Charlevoix, me dit Gabrielle Cadieux-Gagnon. Pour qu’il y ait un paysage, il faut des contrastes entre les champs et la forêt. Il faut de l’agriculture. »

Quelle agriculture. Et quel paysage. Dans les hauteurs des Éboulements, la route n’en finit pas de plonger dans le bleu du fleuve et de grimper dans celui du ciel. On voit la tête de L’Isle-aux-Coudres. Et des champs qui ondulent avant de disparaître dans la falaise.

C’est ici que Lucie Cadieux et Vital Gagnon ont fondé en 1990 la Ferme Éboulmontaise. Les deux agronomes ont commencé par les légumes bios, puis ils ont cherché une production animale pour aller avec. Ils ont choisi l’agneau. Un agneau qui s’est rapidement distingué. Et qui est devenu une appellation contrôlée, après des années de combat de Lucie Cadieux. L’agneau de Charlevoix est la première « Indication géographique protégée » au Québec, en Amérique du Nord même.

Sauf qu’après 27 ans, les fondateurs ont déposé les armes et leur bilan, l’an dernier, à bout de souffle. La ferme a fait faillite. Vingt-sept ans de production acclamée partout, de travaux incessants, de lutte contre les bureaucraties et les prêteurs, 27 ans à réinventer un terroir. Pour remettre ses clés aux créanciers.

Gabrielle n’a pas l’intention de laisser l’histoire s’arrêter là. Elle s’est trouvé un associé. Ils sont sur le point de reprendre la ferme. Cette mère de deux enfants, déjà propriétaire d’un café et d’un gîte à Baie-Saint-Paul, a commencé à déplacer cette montagne. Ce qui ne l’empêchait pas, hier, de s’affairer à préparer 1000 repas pour les employés des services d’urgence en marge du G7.

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Il y a 150 ans, le mouton était la principale production animale dans les fermes de Charlevoix, loin devant le porc, la vache et le cheval. Il servait surtout à la laine. La viande des vieux moutons n’a pas laissé de bons souvenirs aux Anciens. La production a chuté avec le cours de la laine, et dans les années 30, cet animal pas très difficile, pas trop frileux et bien adapté aux reliefs escarpés avait disparu de la région.

Il fallait réinventer le terroir, renouer avec une tradition perdue pour enraciner la bête une deuxième fois, pour sa viande, cette fois.

« J’avais 5 ou 6 ans, je me souviens d’une dégustation à l’aveugle avec des chefs chez nous qui comparaient l’agneau de Nouvelle-Zélande, du Québec et de Charlevoix. Le nôtre arrivait toujours premier », dit Gabrielle.

Pour créer une appellation, il faut des normes, il faut un cahier de charges. L’agneau de Charlevoix, le vrai, doit se nourrir uniquement de fourrage de la région. Le produit doit être constant, même masse, même quantité de gras, etc.

Jusqu’à sept producteurs ont répondu à ces exigences. Ils ont tous fermé leurs portes. Mais une relève courageuse point. L’an dernier, Annie Bérubé a redémarré « le véritable agneau ». Une sorte de pied de nez à ceux qui ont vendu et vendent encore parfois du supposé « agneau de Charlevoix » dans des supermarchés de la région.

C’est une chose d’avoir la certification, c’en est une autre de la faire respecter. « On a beau porter plainte contre ceux qui ne respectent pas l’IGP, il n’arrive rien », dit Gabrielle.

Pendant qu’eux s’échinaient à faire un produit local unique, d’autres se contentaient de mettre une étiquette pour une fraction du prix.

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La femme de 28 ans m’emmène voir les agneaux dans la bergerie. Ils viennent d’être sevrés et regardent leurs mères de l’autre côté de l’enclos. Il y en a une centaine… eux aussi attendent la décision définitive des gens de La Financière agricole.

Elle me parle de la détresse des agriculteurs. Un métier qui ne vous laisse pas une journée et pas tant de nuits. Quand la brebis accouche, il ne faut pas être trop loin… À 300 brebis qui ont de 1,2 à 1,9 agneau par année, ça fait beaucoup de nuits. Et encore, il en faudrait peut-être 600 pour répondre à la demande et être vraiment rentable.

Il faut ensuite envoyer les bêtes à l’abattoir. Il n’y en a plus dans Charlevoix, alors c’est l’aller vivant à Lévis (10 $ la tête) et le retour en viande. C’est 35 $ par abattage, 4 $ pour le type qui donne la certification IGP, sans compter les frais annuels. Il faut chauffer, nourrir, réparer le toit qui coule… Je n’ai pas parlé des coyotes, qui ont mangé 22 brebis l’an dernier. La marge est mince, les dettes sont lourdes et une malchance peut tout faire basculer, comme l’AVC de son père en 2006, qui lui a sapé l’énergie. Des fois, tout craque, c’en est trop, comme ce fermier qu’elle connaît, qui s’est tué quand son silo a pris l’eau pour la troisième fois.

Quand on a 28 ans, aucun capital, la marche est haute et les banquiers n’écoutent pas trop…

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Avec ce portrait déprimant de l’agriculture, je lui demande ce qui la fait courir comme ça dans cette entreprise un peu folle, souriante en plus…

« Je suis la fille de ma mère, elle a vécu la même chose et ne s’est jamais découragée. Je ne peux pas accepter qu’on en soit rendus là. J’y crois vraiment à ce projet.

« C’est pour le développement de la région, pas juste pour nous. Je demandais à mes parents : au lieu d’appeler ça l’agneau de Charlevoix, pourquoi c’est pas l’agneau de la Ferme Éboulmontaise ? Ils me disaient : on ne le fait pas pour notre profit, on veut créer quelque chose pour toute la région. »

Ils en ont payé le prix, mais sans regret.

Elle regarde autour de nous, le soleil entre dans les interstices pendant que les agneaux courent comme des fous dans l’enclos.

« La naissance d’un agneau, c’est tellement beau. Voir mes enfants courir dans l’allée au milieu des animaux, les voir capoter complètement sur les bêtes… C’est pour eux aussi que je le fais. Il faut que ça continue. »

Je n’ai pas été capable de lui dire mon admiration devant autant d’engagement et de foi. Je lui ai acheté un gigot à la place. Mais en roulant vers la maison qu’on a louée, je regardais les nuances dans les couleurs et les textures du territoire à l’horizon avec une autre émotion.

C’est vrai, elle ne fait pas que nourrir le Québec, c’est elle, maintenant, la gardienne du paysage.

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