Franco Nuovo rencontre Marie Chouinard

Chouinard, la pure

À la fin du mois, elle présente, Gymnopédies et Henri Michaux : Mouvements. La première création est un ballet qui tourne autour du duo sur les trois pièces d’Erik Satie, la seconde est inspirée du livre Mouvements d'Henri Michaux. Rencontre avec un personnage intense, habité et fasciné par l’air, la gravité, le mouvement.

Pas question de conter des pipes. La danse, je connais peu. C’est un art que j’ai peu fréquenté, sauf quelques incontournables, quelques classiques, quelques noms. Marie Chouinard, bien sûr, son œuvre aussi, un peu.

À mon arrivée, elle était déjà à la porte de l’Espace qui porte son nom, là où niche sa compagnie. Là où tout est blanc : les murs, les plafonds, les tuiles. Là où même les miroirs sont blancs à force de refléter le blanc qui les entoure. Blanc, symbole de la pureté.

Pour entrer dans l’antre du dragon, j’ai enfilé, sur mes bottes, des chaussons tout aussi immaculés que le reste, histoire de ne rien souiller. 

Marie, de clair vêtue, comme il se doit, m’a entraîné jusqu’à son immense bureau qui laisse entrer la lumière par des fenêtres tout aussi grandes. Je connais peu la danse, mais davantage les gens. Et les artistes ! Ah ! Les artistes ! J’aime bien les entendre raconter ; ma façon à moi d’entrer dans leur tête sur la pointe des pieds.

Q Quand as-tu créé Gymnopédies ? 

R En juin, c’est tout nouveau. Je voulais faire des duos. On a commencé à travailler en studio avec les danseurs, et au bout de quelques semaines, je leur ai dit : « Je la vois ; la pièce, je la vois. C’est vous qui, à tour de rôle, devez jouer au clavier, sur scène, live. » J’ai engagé un prof, et au bout d’un an, ils connaissaient les trois Gymnopédies de Satie. Incroyable, d’autant plus qu’au début, il n’y en avait pas un seul qui avait des notions de piano.

(Marie Chouinard roule à fond la caisse. Elle parle vite, s’exclame, s’étonne par moments de mon ignorance, mais sans trop le faire voir.)

Q Tu as fait 12 années de solo et, en 1990, tu as fondé la compagnie. Qu’est-ce que ça a changé ? 

R Ça m’a donné la liberté parce qu’au lieu d’être moi-même dans l’œuvre sans me voir, je voyais enfin les danseurs s’envoler devant moi. 

Q Tes danseurs s’envolent ? 

R C’est ma job de les faire voler. Je les façonne, je les travaille. C’est de la matière.

(Elle parle comme un sculpteur, un peintre… Or ses matériaux sont l’air, la gravité, le mouvement. Tant de volonté, de détermination chez un si petit bout de femme. Est-elle facile à vivre ? Je n’ose pas lui poser la question.)

Q Tes danseurs, comment les choisis-tu ? 

R Je les auditionne, pas pour une pièce en particulier, mais pour l’ensemble de leurs qualités. 

Q C’est facile de choisir ? 

R Non, beaucoup de danseurs sont maniérés, ceux qui sont très avancés techniquement n’ont ni la virginité ni la simplicité nécessaires. 

Q Des bons danseurs, des grands, il y en a beaucoup ? 

R Disons que sur 100, il y en a 1.

(Le téléphone n’arrête pas de sonner. Je me demande si elle s’en aperçoit. Ce que je sais, parce que je le vois dans ses yeux, c’est que le temps file, la presse. Marie Chouinard est une chef d’entreprise.)

Q On dit toujours qu’il y a trop de talents au Québec. C’est comme ça dans le monde de la danse ? 

R Oui ! Les Ateliers de danse moderne du Québec forment des danseurs extraordinaires. L’origine du danseur a peu d’importance parce que ce qu’on cherche comme chorégraphe est tellement précis que notre pool ne peut être seulement dans notre ville. Pina Bausch pouvait avoir une danseuse montréalaise dans sa compagnie, et moi, je peux prendre une Allemande qu’elle n’aurait pas prise.

(Tiens, parlant de Pina Bausch, il y a une photo d’elle et un mot sur son mur. Un mur d’ailleurs rempli de notes, de témoignages, de souvenirs. Une drôle de bibitte quand même. Quand on lit sur elle, sur son travail, les mots provocation, scandales reviennent comme une marque de commerce. On souligne à gros traits les œuvres où il est question de masturbation et d’urine…) 

Q Ça fait partie de la danse, ça fait partie de toi ? 

R Ça ne fait même pas partie de l’art. Si certains critiques y ont vu de la provocation, c’est leur problème. 

Q Mais qu’est-ce que tu cherches ? 

R : À créer. Moi, je cherche à créer du beau, de l’émouvant, de l’intelligent. Après, s’il y a des aspects qui choquent les uns et font pleurer d’émotion les autres, qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? Bach aussi, on l’accusait de provocation parce qu’il composait à l’extérieur des canons habituels.

(Elle n’aime pas trop ces étiquettes. Ça l’énerve.)

Q T’as toujours exploré le corps, le mouvement, les articulations. Qu’est-ce que tu as appris au fil des ans ? 

R Que je commence à comprendre et que chaque fois que je commence une nouvelle œuvre, je suis au bord d’un précipice, d’un paysage effrayant où j’ai le goût d’aller parce que c’est beau, mais j’ai peur.

(Bûcheuse, travailleuse, elle a 58 ans et elle danse encore : des solos de trois heures.)

Q On peut danser jusqu’à quel âge ? 

R  90.

Q Ton corps ne t’a jamais crié wôôô ! Attention ! 

R À 20 ans, mon corps me criait déjà wôôô ! Faut l’écouter. 

Q Qu’est-ce qui te prédestinait à la danse ? 

R Rien, je crois. 

Q Quel genre de petite fille étais-tu ? 

R Bonne à l’école, tannante, solitaire. 

Q La solitude va avec la danse ? 

R Avec la création, c’est sûr. 

Q Quel est ton rapport à la critique ? 

R Elles sont presque toujours bonnes.

(Elle me le murmure à l’oreille, rigole.)

Q La danse, c’est hermétique ? 

R Faut vraiment que tu viennes voir mes shows…

(O.K., j’y vais. Le 31 octobre.)

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