Éric Plamondon

Le roman de la rédemption

Si vous n’avez jamais lu Éric Plamondon, c’est le moment de vous procurer ses trois romans, qui forment un tout parfaitement cohérent malgré leur forme éclatée. Car le style de Plamondon est redoutablement efficace ; impossible de lâcher ses bouquins dans lesquels on dévore les courts chapitres sans s’arrêter, comme dans un carrousel aussi érudit qu’étourdissant.

« Quand on commence à jouer avec ça, c’est super le fun, explique-t-il. Je joue avec les chapitres, c’est un travail de montage, les trois livres sont eux-mêmes trois fragments. Ce jeu-là permet à chaque lecteur d’avoir sa propre vision, de faire ses propres liens dans les romans. C’est 50 % la vision du romancier, 50 % la vision du lecteur. »

Dans ce dernier tome, Plamondon rattache en plus toutes ses ficelles, c’est la beauté du projet. Nous retrouvons son alter ego, Gabriel Rivages, toujours en marge du rêve américain qui semble pour lui un mirage. Parce que Rivages, comme il est écrit dans Pomme S, a grandi au Québec « en entendant dire : "Quand on est né pour un p’tit pain, on est né pour un p’tit pain. S’il avait grandi aux États-Unis, on lui aurait dit : "Si tu le veux vraiment, tu peux réaliser ton rêve." À 40 ans, Gabriel Rivages se rend compte que toute sa vie, il s’est battu contre un dicton. »

Mais voilà où la réalité et la fiction se rejoignent : Éric Plamondon, qui s’était donné comme objectif d’écrire un roman avant 40 ans, a réalisé son rêve. Il est devenu romancier. « Oui, ça m’a apaisé d’écrire cette trilogie, confie-t-il. Ça fait longtemps que je ne me suis pas senti aussi bien dans ma vie, d’avoir autant les pieds sur terre. Je suis content de la vie, je suis conscient maintenant que ça dépend de la façon dont je vois la réalité, le verre à moitié plein ou à moitié vide, finalement. »

Même constatation pour son personnage. Après avoir exploré dans les romans précédents les figures de Johnny Weissmuller, premier Tarzan du cinéma, puis celle de l’écrivain culte Richard Brautigan, il est cette fois fasciné par Steve Jobs, gourou d’Apple. Et si, selon Plamondon, Hongrie-Hollywood Express était le roman de la mère et que Mayonnaise était le roman du père, Pomme S est le roman du fils devenu père, qui doit léguer un héritage à son enfant. C’est la dimension la plus émotive du roman. « Il y a effectivement cette espèce de passation importante pour moi. Mon fils a 11 ans maintenant. Si j’ai une chose à lui laisser, ce sera Pomme S. » Car la grande question que se pose Rivages au début de la trilogie est : qu’est-ce qui fait une vie réussie ? 

Steve Jobs l'écrivain

Nul mieux que Steve Jobs incarne cette puissance du récit. Pour Plamondon, si Jobs avait écrit, il aurait été le plus grand écrivain de notre époque. Tout simplement parce qu’il aura réussi à faire de sa vie un mythe, comme en témoignent les multiples biographies dont il a été l’objet. Le génie de cet homme n’aura pas tant été ses inventions – qui sont après tout le résultat d’un génie collectif –, mais la façon dont il a vendu ces inventions : en racontant des histoires. Tout le monde se souvient de la célèbre publicité d’Apple en 1984, inspirée de l’univers de George Orwell, dans laquelle une femme fracasse l’image de Big Brother, avec au final ce message : « Le 24 janvier, Apple Computer va lancer le Macintosh. Et vous verrez pourquoi 1984 ne sera pas comme 1984. »

Les discours de Jobs ont été paroles d’Évangile. Sa mort, une canonisation. « Si Jobs demeure, c’est vraiment parce qu’il y a une bible de sa vie, dans laquelle il n’y a aucun hasard. C’est ce qui m’intéressait au-delà de l’informatique. C’est un récit presque parfait qui, pour moi, se termine avec le discours de Stanford, dans lequel il semble résumer l’essentiel de tous ses discours. Et il savait vraiment faire la position du lotus ! J’y crois un peu, moi, au pouvoir de cette fameuse photo ! »

Pomme S n’est pas pour autant un éloge de Steve Jobs, à qui Rivages crie, une nuit de beuverie, « fuck you ! ». Les trois romans de Plamondon s’intéressent à la gloire autant qu’à la chute, et Steve Jobs n’échappe pas à la déchéance. Le « dieu » de l’informatique, malgré un régime d’ascète, n’aura pas vaincu son cancer du foie, et Plamondon, dans une image fabuleuse qui demeure dans le mythe, le voit comme un Prométhée moderne, ce dieu qui a apporté le feu aux hommes, et qui paie cette audace en se faisant dévorer le foie par un aigle…

« Il y a des gens qui trouvent que j’ai été dur avec lui. J’ai réalisé avec le recul qu’il y a eu tellement d’affaires gentilles écrites sur lui que je ne voulais pas répéter tout ce qui avait été dit, j’ai donc dû aller ailleurs. C’est peut-être pour ça que le ressort du roman est plus ironique. »

Enfin, dans ce dernier tome, on retrouve toujours le caractère encyclopédique de Plamondon, fortement influencé par le Moby Dick de Melville. C’est à se demander s’il n’aurait pas fait un bon essayiste, mais rien n’égale pour lui la puissance presque magique de la littérature. « Pour moi, c’est par la littérature qu’on connaît le monde. Elle a cette force de pouvoir englober tous les discours. Avec une coche au-dessus parce que tous les discours peuvent être dans une même narration. Le tout est plus grand que la somme des parties, il va jaillir quelque chose de plus grâce à cette mise en commun. C’est une envie de savoir total. Dans un essai, on n’a pas d’émotions, on ne raconte pas une histoire. C’est ce que je reproche au film sur Steve Jobs, ils en ont fait une affaire hollywoodienne, univoque, comme si un seul homme suffisait à faire la révolution. Justement, non, on n’est jamais tout seul dans le monde. »

Pomme S

Éric Plamondon

Le Quartanier, 233 pages

En librairie mardi

Extrait

Pomme S, d’Éric Plamondon

« S’il est capable d’adopter la position du lotus, un ordinateur Macintosh posé sur les pieds, c’est que Steve Jobs est un fils de l’ère du Verseau. On ne triche pas avec la vie. Il réussit à se convaincre et à convaincre une bonne partie de la planète que ce qu’il conçoit est un bienfait pour l’humanité. À force de réussir et de rebondir, malgré son caractère de chien, il devient populaire. On le cite en exemple. Tant pis si c’est un salaud qui refuse de reconnaître sa paternité pendant des années. Tant pis si c’est un fumier millionnaire qui refuse d’aider la mère de l’enfant. Tant pis s’il donne à une machine le nom de sa fille, Lisa, plutôt que de s’occuper d’elle. Tant pis si le patron de la Pomme est un peu fou et qu’il décide d’appeler sa dernière fille Ève. »

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