Série 2/4 Changer le monde

Toucher l’horizon

Ils pourraient être vos voisins, vos collègues. Ils sont des citoyens ordinaires, qui ont décidé de changer un peu le monde et de faire une différence dans la société, à leur façon. Chaque semaine, nous vous présentons l’une de ces personnes dont les réussites méritent d’être soulignées.

Devenu quadriplégique à 19 ans, René Dallaire a consacré son temps à l’amélioration des conditions de vie des personnes handicapées. Fondateur de l’Association québécoise de voile adaptée (AQVA), l’homme est impressionnant ; son handicap ne l’a jamais empêché de s’accomplir.

Une aura particulière émane de notre interlocuteur : quadriplégique, René Dallaire dégage pourtant une énergie communicative. Chez lui, l’adversité semble être devenue un moteur. Pendant ses études à l’université, il participe au lancement d’associations sur le droit au logement, le transport adapté et l’accès au travail des personnes handicapées.

De son propre aveu, cet engagement est alors guidé par l’urgence : « J’ai connu l’effervescence des années 70, où tout restait à faire pour l’accès aux services pour les personnes handicapées. J’ai été touché par ce constat. Les besoins étaient énormes. » En 1994, René Dallaire – à présent directeur des services administratifs à l’Institut de réadaptation de Montréal – répond à une étrange invitation de Sam Sullivan à Vancouver. 

Son hôte lui propose de tester un voilier à conduite automatisée dont les commandes sont reliées à un tube. Ce subtil mécanisme permet, en soufflant ou en inspirant, de contrôler l’action des voiles et la trajectoire du gouvernail. Lors d’une compétition, notre apprenti marin se familiarise avec l’engin. Cette expérience le marque profondément : « Je n’étais plus spectateur. Cette fois, c’est moi qui conduisais le voilier en autonomie complète. J’ai ressenti un sentiment extraordinaire de liberté. En plus de m’amuser, je goûtais à la compétition. » Sur le chemin du retour, une idée germe : importer ce concept au Québec et partager cette sensation enivrante. Plusieurs personnes se joignent rapidement au projet; un an plus tard, l’AQVA est lancée.

Le déclic 

René Dallaire aime le sport. Dans sa jeunesse, il pratique le ski alpin à un niveau semi-professionnel et envisage de devenir moniteur de ski en Europe. Une chute en compétition chamboule finalement ses plans. Paralysé des quatre membres, une tige qu’il attrape avec sa bouche remplace désormais ses mains. Un long apprentissage commence; accepter le handicap fait partie du processus. L’ancien athlète de haut niveau, prisonnier de son propre corps, s’enferme dans un certain mutisme. 

« Après l’accident, il y a eu une période de révolte. C’est difficile d’accepter la situation, mais j’ai fini par comprendre que je retournais mon agressivité contre les autres. J’ai mis la pédale douce là-dessus. »

Un jour, son père organise une réunion de famille. Le débat porte sur les aspirations professionnelles de ses enfants. Un déclic s’opère. « On a fait un tour de table. Mon père m’a alors demandé ce que je voulais faire dans la vie. Le fait qu’il me pose la même question que les autres m’a fait réaliser qu’à ses yeux, j’avais le même potentiel. Ça m’a vraiment transporté. » 

Trois semaines plus tard, le jeune adulte s’inscrit au cégep et fait ensuite un baccalauréat en comptabilité. Résidant à la Maison Lucie Bruneau, premier centre de réadaptation à Montréal, il forge son caractère grâce à plusieurs rencontres marquantes. Notamment, Jacques Gilles Laberge, directeur de l’établissement, qui croit profondément en la capacité des personnes handicapées à s’insérer dans la vie active.

Pour s’évader

Notre passionné a de l’humour, mais également un certain sens de l’autodérision. Il nous raconte, hilare, une anecdote survenue lors d’une virée en voile : « Pendant une course, il y a eu un bris mécanique et je ne contrôlais plus rien. D’un coup, je me suis mis à tourner à 360 degrés. Pendant que je tournais en rond, les spectateurs se sont mis à m’applaudir. Ma compagne de voile a finalement pris le gouvernail. »

René Dallaire paraît totalement affranchi du regard des autres; c’est peut-être ce qui lui a permis de s’épanouir pleinement. Son association, quant à elle, propose à ses membres d’oublier leur fauteuil le temps d’une sortie. Établie au Club de yacht de Pointe-Claire, l’AQVA compte 100 membres et organise 600 expéditions par an. René Dallaire insiste d’ailleurs sur un point. Au-delà de l’aspect sportif, l’organisme revêt une certaine dimension sociale. 

« Ce qui est agréable, c’est l’aide qui se développe autour de l’AQVA. Un nombre impressionnant de personnes vont au-delà de leur sortie et deviennent bénévoles. On leur offre cette fierté supplémentaire. Leur implication augmente leur sentiment d’appartenance et leur intérêt », explique-t-il. 

Son initiative a récemment été récompensée par la médaille du jubilé de diamant. Cette distinction, créée en 2012 à l’occasion du 60anniversaire de l’accession au trône d’Élisabeth II, récompense le marin et l’homme. Ce dernier peut être fier, tant il a enseigné une belle leçon de vie.

Accès à l’emploi

Au Québec, les personnes souffrant d’un handicap sont encore défavorisées sur le marché de l’emploi. En 2006 – d’après une enquête (EPLA) de Statistique Canada –, le taux de chômage chez les personnes ayant une limitation d’activité était de 14,4 %, contre 8,9 % pour les individus sans incapacité. D’après la même source, le taux d’emploi chez les personnes handicapées à la même période se situait à 40,3 %.

Nous avons demandé à René Dallaire, qui a pris sa retraite en 2001, ses impressions lors de son entrée dans le monde du travail : « Il n’y avait pas de réticences concernant l’accès des personnes handicapées, mais plutôt de l’inconnu. Pour certains, ce sentiment génère de l’appréhension. Il y avait deux types de personnes : celles qui faisaient un blocage, et celles qui se disaient : "Pourquoi pas ?" Il fallait repérer les gens ouverts. »

Notre interlocuteur, qui reconnaît que des progrès en la matière ont été faits au cours des dernières décennies, regrette toutefois une certaine marginalisation des personnes handicapées dans le monde professionnel. « En fin de compte, l’emploi direct pour les personnes handicapées reste marginal. L’embauche passe la plupart du temps par des structures gouvernementales. Très peu d’handicapés sont d’ailleurs embauchés au sein même de ces organismes. »

À suivre samedi prochain : Patrice César, bénévole au centre communautaire du quartier Côte-des-Neiges depuis une dizaine d’années.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.