Mariées de force

Elle rêvait de devenir institutrice. Des lois non écrites en ont décidé autrement. Ghulam, 11 ans, restera à la maison pour cuisiner et faire le ménage. Avec pour seul maître Faiz, un mari plus vieux qu’elle de trente ans. « Nous vendons notre fille pour nourrir ses frères et sœurs », explique sa mère. Comme cette petite Afghane, 39 000 fillettes sont, chaque jour, mariées contre leur gré dans le monde. La photographe Stephanie Sinclair en a rencontré plusieurs. Aujourd’hui, 200 de ses photos sont réunies à Paris. Chacune livre une facette de cette forme d’esclavage et de ses ravages.

Sur les clichés, elles ont le regard fuyant, triste, vide ou embué de larmes… Quand elles posent auprès de ces époux qu’elles n’ont pas choisis, jamais elles ne sourient. 

Tehani, elle, se cachait dès que Majed, son mari, approchait. Pas pour jouer, non… mais pour échapper aux assauts de cet homme de 25 ans alors qu’elle n’en avait que 6. « Pendant l’amour, je pleurais et je le suppliais d’arrêter, mais il ne m’écoutait pas, a-t-elle raconté. Il mettait ses mains sur ma bouche… Et je ne faisais que pleurer. » 

Tehani est yéménite, originaire de la région montagneuse de Hajjah. Dans son pays, presque la moitié des femmes ont été mariées alors qu’elles n’étaient que des enfants. La photographe Stephanie Sinclair a décidé de se consacrer à leur cause depuis ce jour de 2003 quand, en Afghanistan, elle découvre, dans un service hospitalier pour grands brûlés, les corps meurtris de femmes qui se sont immolées par le feu. 

Toutes ont tenté d’échapper à une union forcée qui avait fait de leur vie un calvaire. Parmi elles, se trouvait une fillette. Le mariage, défini comme l’union de deux adultes consentants, n’a pas cours là où elles vivent. Même si Stephanie Sinclair a déjà couvert de nombreux conflits, l’image de ces mortes vivantes lui revient comme une obsession. « Je ne me serais jamais impliquée autant si je n’avais pas été confrontée d’emblée à cette question de manière si violente. » 

plusieurs causes

À quoi le quotidien de ces jeunes filles pouvait-il bien ressembler pour qu’elles choisissent d’en finir de la pire des façons ? En sondant cette question, la photographe découvre les ramifications personnelles, sociales, médicales, politiques posées par cette problématique. Elle en a documenté tous les aspects ou presque. 

Certaines fillettes sont données par leurs parents pour réparer un affront ou honorer une dette, vendues, sacrifiées à la survie du reste de la famille. La mère de Ghulam, elle, a marié sa fille de 11 ans à Faiz, 40 ans, pour pouvoir nourrir ses autres enfants. Monnaie d’échange, souffre-douleur corvéable à merci, aux champs comme à la maison, objet sexuel, dans ces sociétés rurales, conservatrices, pauvres et religieuses, la femme-enfant n’a de valeur que patrimoniale, commerciale, laborieuse ou reproductrice. 

A fortiori en Afghanistan où les questions importantes, mais aussi le plaisir, ne se partagent qu’entre hommes. « C’est là-bas que j’ai vu les cas les plus dramatiques, des fillettes très jeunes mariées à des hommes âgés et où la violence contre les femmes est extrême », explique Stephanie avant de citer l’histoire de ces trois hommes qui, pour l’empêcher de fuir, ont coupé le nez et les oreilles de celle qui était leur sœur. La honte, encore. 

La photographe ne pense pas pour autant que « les parents marient leurs enfants pour leur faire du mal ». Il arrive que les mères soient particulièrement dures avec leurs filles pour les rendre plus fortes. Elles savent ce qu’elles auront à supporter mais rares sont celles qui s’y opposent ou se battent pour les laisser étudier. Comme beaucoup de victimes, ces femmes reproduisent ce qu’elles ont vécu elles-mêmes. 

Comme cette Indienne qui a retiré de l’école sa fille de 7 ans, tout juste mariée mais encore trop petite pour vivre avec son époux à peine plus âgé. Lorsque les mariés sont trop jeunes pour consommer le mariage, deux cérémonies ont lieu à quelques années d’intervalle, l’une pour sceller leur union, l’autre pour la rendre effective. 

La fillette aurait pu continuer d’aller en classe. Sa mère en a décidé autrement : « Pourquoi nourrir la vache de quelqu’un d’autre ? » « Elle ne voit pas seulement son enfant comme un animal, explique Stephanie, elle se pense aussi comme ça. Elle n’a aucune conscience d’elle-même et, sans éducation, cela ne peut pas changer. » Traitées comme des choses, les fillettes grandissent persuadées qu’elles sont nées pour subir. 

Il arrive aussi qu’elles soient mariées pour une « cause », comme les malheureuses de Chibok ou d’autres villes et villages du Nigeria dévastés par la secte djihadiste de Boko Haram. Unies selon la charia à des combattants après avoir été enlevées, elles sont là pour enfanter de futurs soldats de Dieu. 

Excision

« Dans ton pays, à 12 ans, la vie physique commence. Chez nous, elle finit. » Stephanie n’a jamais oublié les mots de cette Yéménite. Dans de nombreux pays d’Afrique, d’Asie et de la péninsule arabique, l’excision est encore trop souvent une condition au mariage. Chaque année, affirme l’Unicef, 3 millions de filles, la plupart de moins de 15 ans, subissent ces ablations partielles ou totales de leurs parties génitales, dont le clitoris. Une pratique censée réduire la libido et garantir la virginité, la fidélité prénuptiale. 

Dans plus de trente pays, au moins 200 millions de fillettes et de femmes ont déjà été victimes de ce type de mutilations, pratiquées sans anesthésie ni aucune précaution d’hygiène. Cela concerne la moitié des enfants de 12 ans en Indonésie. Autant de plaies physiques et mentales qui ne cicatrisent jamais. Une fois mariées, leur corps ne leur appartient plus. 

Stephanie évoque ce policier sierra-léonais et son épouse sur le point d’accoucher, photographiés il y a un an. Lorsqu’elle est seule, la femme parle ouvertement, mais devant son mari elle se ferme. Lorsque Stephanie lui demande combien d’enfants elle souhaitait élever, l’homme coupe court : « Ce n’est pas à elle de décider, elle n’a pas à avoir d’avis là-dessus. » 

Souvent trop jeunes pour porter des enfants, à peine pubères, plus vulnérables aux infections sexuellement transmissibles, beaucoup de ces jeunes filles ne se remettront pas des séquelles de la grossesse ou de l’accouchement qui peut provoquer des fistules, une forme grave d’incontinence. « Une fois qu’elles ont ce genre de dommages physiques, elles sont finies », explique Stephanie. 

De nombreux pays comme l’Inde, le Népal ou encore le Bangladesh – où 29  % des filles sont mariées avant l’âge de 5 ans – ont pris des mesures légales pour interdire ces mariages précoces. Mais la pauvreté, la tradition, la pression sociale et la corruption sont plus fortes que la peur des autorités.

« Cela se passe parfois même au sein des forces de police, raconte Stephanie. Je l’ai constaté dans beaucoup d’endroits. » Au détriment de la légalité, le droit coutumier continue de s’appliquer. Et les petites filles sont souvent arrachées au sommeil pour être mariées dans la nuit, lors d’unions célébrées en catimini. 

En Occident aussi

Les pays occidentaux ne sont pas épargnés. En Europe de l’Est, 11 % des filles sont mariées avant l’âge de 18 ans. Selon le Pew Research Center, aux États-Unis, 57 800 jeunes de 15 à 17 ans se sont unis en 2014. Si ces mariages sont techniquement plus difficiles que les autres, ils bénéficient d’un vide juridique que de nombreux États se sont engagés à combler : rien ne fixe l’âge légal du mariage au niveau fédéral et, dans plus de trente États du pays, les adolescents peuvent se marier s’ils ont l’autorisation de leurs parents ou le consentement d’un juge. 

Stephanie Sinclair a choisi de s’intéresser au cas des mormons. « Une communauté typiquement américaine, polygame, où les abus et mariages d’enfants sont justifiés par des raisons purement religieuses et où les filles tombent enceintes très jeunes ». Le 3 avril 2008, les autorités américaines ont mené un assaut dans un ranch de la secte de Jésus-Christ des saints des derniers jours, une Église fondamentaliste mormone du Texas. Plus de 400 enfants et jeunes mariées destinées aux dignitaires polygames du groupe sont évacués. C’est l’une des plus grosses affaires de maltraitance de l’histoire des États-Unis. « Mais la différence avec d’autres pays, précise Stephanie, c’est que chez nous les lois sont appliquées et que tous ces gens sont allés en prison. » 

L’éducation des filles, mais aussi des garçons, est le seul remède à cette barbarie. L’unique moyen d’inverser ce cercle vicieux « entretenu par l’ignorance et qui n’a rien à voir avec l’amour que l’on ressent pour son enfant ». 

Niruta a été mariée au Népal, à l’âge de 12 ans, alors qu’elle était déjà enceinte. Son époux de 16 ans vient de perdre sa mère et cette fratrie de garçons a besoin d’une femme à la maison. Après la mort du père, l’époux de Niruta, qui n’est jamais allé à l’école parce que marié trop jeune, ne peut pas défendre son héritage, une maison et une étable, face à un jeune frère plus éduqué. « C’est un brave type, décrit Stephanie, mais eux aussi, du coup, vont se retrouver dans l’obligation de marier leur fille très jeune pour s’en sortir… » 

Aussi rare que précieuse, il arrive parfois qu’une forme de tendresse finisse par naître entre les deux époux. Certaines femmes tombent sur un homme qui les respecte et les considère. « Question de chance », dit Stephanie qui cite en exemple Destaye. Éthiopienne, elle a épousé à 11 ans le jeune prêtre Addisu, alors qu’elle était encore écolière. Malgré les moqueries des gens du village, il accepte qu’elle continue à étudier. Et confiera à la photographe souhaiter utiliser des contraceptifs mais que, en tant que prêtre, cela lui est interdit. 

La pression sociale sera la plus forte : Destaye finira par abandonner l’école, avant de devenir mère à 13 ans.

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