Vu de la capitale

Les noces de palissandre

J’ai appris un mot cette semaine :  «  palissandre ». C’est du bois, pas n’importe quel, un bois dense, solide, facile à sculpter, tellement rare qu’il est en voie d’extinction. Il résiste à l’humidité et à la vermine.

Madeleine et Fernand Côté ont appris ce mot l’été dernier. Ils sont mariés depuis 65 ans et, quand on est rendu là, on appelle ça des noces de palissandre. Je suis allée les voir dans leur maison de Beauport qu’ils se sont fait construire en 1960, et qu’ils habitent encore. Je voulais savoir comment ils ont fait.

Madeleine avait « un ami » quand elle a rencontré son Fernand, dans une cabane à sucre de Drummondville. Une blind date. « Ça a pogné tout de suite », se rappelle Fernand. Madeleine a laissé son ami, ils se sont fréquentés pendant deux ans. Fernand roulait « une couple de milles en bicycle » pour aller voir sa blonde, « le mardi et le jeudi soir ». « Mon père ne voulait pas plus que ça. »

Quand ils allaient aux vues, ils avaient un chaperon.

« On voulait se marier après un an, mais j’avais une sœur qui était décédée, à 19 ans. Mon père a dit : “Une fille qui part par année, c’est assez.” » Il en avait huit. Il a laissé aller Madeleine l’année suivante en disant ceci à Fernand :  «  Si tu la maries, arrange-toi avec. Ramène-moi-la pas. »

Vente finale, non échangeable, non remboursable. Ils se sont mariés le 24 juillet 1948, toujours à Drummond, ont eu quatre fils. Ils sont déménagés à Québec en 1960, Fernand y a trouvé du boulot. Ils ont cinq petits-enfants, cinq arrière-petites-filles. Fernand tond toujours son gazon.

Et l’amour, dans tout ça ? Ils n’ont pas le secret, encore moins la recette. C’est qu’ils n’ont pas passé des heures à s’analyser le couple, à s’ausculter le ventricule, à se demander c’est quand qu’on va où. Madeleine tente une explication. « On faisait ce que l’autre aimait, on ne faisait pas ce que l’autre n’aimait pas. »

Ils se sont « accordés », comme on fait avec une guitare, en tournant les clés, un peu plus, un peu moins. Ils se sont arrangés pour rester au diapason. « Ça a toujours marché, on n’était pas exigeants. » C’était dans « l’ancien temps », chacun avait son rôle. Madeleine restait à la maison, cuisinait, s’occupait des enfants. Fernand travaillait. La fin de semaine, il jouait de la musique, elle allait le voir jouer.

L’idée, ce n’est pas l’ancien temps, c’est que chacun fournisse sa part, que les deux soient heureux là-dedans.

Des chicanes, il y a forcément des chicanes, sur 65 ans. Ça leur a pris du temps, mais ils ont fini par se rappeler une fois où ils se sont crêpé le chignon. C’est Fernand qui raconte. « On jouait aux dards. Elle avait gagné et moi, je n’avais pas fait un seul point. J’ai pogné les dards, je les ai lancés. Madeleine est montée en haut en criant : “Quand tu voudras jouer aux dards comme du monde, tu me le diras !” On n’a jamais rejoué. »

Ils se sont mis au ping-pong.

Voilà, en 65 ans, la chicane qu’ils se rappellent. Madeleine a beau chercher, elle n’en trouve pas d’autres. « S’il y en a eu, elles ne m’ont pas marquée. » Comme le reste, d’ailleurs. Ce qui est passé est passé.

Je leur ai demandé de me dire la plus grande qualité et le plus grand défaut de l’autre. Ils ont souri, gênés, se sont prêtés au jeu, ne s’étaient jamais parlé de ça avant. Fernand :  «  Elle est bien gentille, elle a déjà été maline, mais plus maintenant. » Madeleine :  «  Il a toutes les qualités du monde, il est doux. » Je lui ai rappelé les dards. « Pas patient, c’est vrai. Des fois, il n’est pas patient. »

Fernand a pris sa retraite à 60 ans, ça fait déjà 26 ans. Depuis, ils « se gâtent », vont au restaurant, vont prier « la bonne Sainte-Anne » à Beaupré, Fernand conduit encore sa Saturn. Madeleine ne s’occupe plus de la maison toute seule. « Quand je fais la vaisselle, il vient m’aider. Quand il ne peut pas, je le comprends, quand je ne peux pas, il la fait. » Même chose pour le ménage.

Fernand est maniaque de hockey, fan du Canadien depuis toujours, « même quand les Nordiques étaient là ». Il ne manque pas un match. « Ces soirs-là, je manque mes programmes, des émissions de variétés, pas des téléromans. Je n’aime pas les téléromans, ce n’est pas vrai. Je ne veux pas les enregistrer, j’aime mieux écouter le hockey. » Elle se couche après la deuxième période.

Juste avant que je parte, Madeleine m’a montré leur photo de mariage. Ils avaient 21 et 22 ans, se mariaient pour la vie, ne pensaient pas que ça durerait aussi longtemps. Ils étaient beaux – le sont toujours – , souriants, les yeux brillants. « Elle a le sourire de la Joconde, vous trouvez pas ? »

Je trouve qu’ils sont comme le palissandre, à la fois solide et facile à sculpter. Ils sont de ce bois rare, avec lequel sont fabriqués pianos et guitares, clarinettes et violons. Un bois fait pour s’accorder.

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