Témoignage

Je serai toujours infirmière 

Le plus dur, c’est d’aimer cette vocation du plus profond de soi-même.

Être infirmière, ce n’est pas seulement pratiquer le métier. Être infirmière, c’est avoir cette flamme à l’intérieur, cet instinct de soigner. C’est quelque chose d’inné. Ça fait partie de nous, c’est notre identité. C’est qui nous sommes.

Nous sommes infirmières. Et ceci est mon témoignage.

Je n’ai pas quitté l’hôpital à cause des heures supplémentaires obligatoires. Je ne l’ai pas non plus quitté à cause des horaires sur 24 heures, des fins de semaines de travail ou des quarts de travail à Noël.

Je n’ai pas quitté l’hôpital à cause de la lourdeur psychologique à soutenir les patients dans la douleur, les familles dans le deuil, ou à cause du stress engendré par les situations d’urgence où des vies humaines sont en jeu.

Je n’ai pas quitté l’hôpital à cause de la pression et du jugement qu’exercent souvent les collègues de travail entre eux, ou à cause de l’attitude déplacée et inhumaine de certains médecins et cadres responsables.

J’ai quitté l’hôpital pour une seule et unique raison : je n’étais plus capable de regarder mes patients dans les yeux.

J’avais ce malaise de faire partie d’un système de santé étouffant de lacunes. Un système où, à mes yeux, il est devenu impossible de bien travailler. 

Il est vrai que je suis perfectionniste et rigoureuse. Et il est vrai que nos quarts de travail nous confrontent à des situations cliniques où il faut apprendre à prioriser. Mais lorsque la surcharge de travail oblige une priorisation menant à des soins médiocres, ça ne va plus pour moi. Parce que oui, je considère que moi, la rigoureuse perfectionniste, je me suis mise à dispenser des soins médiocres, bien malgré moi.

Je me souviens d’avoir fait attendre un patient de chirurgie cardiaque plus longtemps que tolérable pour lui administrer ses antidouleurs. Probablement parce que je tentais d’aider son voisin qui vomissait dans son lit avec mes yeux exaspérés de changer des draps. Mes yeux probablement exaspérés à cause des cris d’un autre patient confu et en détresse. Que j’ai probablement contentionné à son lit au lieu de m’asseoir avec lui pour le rassurer, faute de temps. Probablement parce que le quatrième patient de la section présentait des tensions artérielles trop basses et nécessitait des bolus de soluté en urgence et plusieurs médicaments essentiels à sa survie. Et probablement que j’avais peur d’oublier les nombreuses prises de sang à effectuer à tous ces patients, ainsi que les médicaments à donner lors des tournées, et les signes vitaux à prendre en note. Je voyais désespérément mes soins devenir médiocres.

En fait, jusqu’à maintenant, c’était seulement humain. Ça devient vraiment médiocre quand, justement, nous ne sommes plus humains. Quand on devient des robots-soigneurs, sans considération pour les patients. Quand cette carapace protectrice nous change en bloc de béton. 

J’ai vu un médecin annoncer le décès de ma patiente à la famille en plein corridor, à la vue de tous : résidents, infirmières, inhalothérapeutes, autres patients et familles… Saisis, nous avons tous arrêté ce que nous faisions, immobiles par respect, pour compenser cette approche brutale.

C’est à partir de ce moment-là que j’ai dégringolé. J’étais constamment fatiguée. Incapable de me concentrer. Désorganisée, déprimée, dépassée. Certains jours, je n’arrivais pas à lire les ordonnances aux dossiers des patients. J’ai été mise en arrêt de travail. Médicamentée au bout de trois semaines de repos, où je n’ai présenté aucune amélioration. Incapable de lire ou de compter. J’étais incapable de payer une facture avec de l’argent comptant dans un magasin. Incapable de me stationner dans une rue à Montréal, car je n’arrivais pas à lire les panneaux de stationnement. Pertes de mémoire, étourdissements, ce nuage noir en permanence dans ma tête. Puis sont arrivées les attaques de panique. Cette sensation convaincante que j’allais mourir instantanément. La difficulté à reconnaître mon propre mari.

J’ai la chance d’avoir un médecin de famille extraordinaire, que je ne remercierai jamais assez de m’avoir prise en charge comme elle l’a fait. J’ai un entourage et des ressources solides, des amis merveilleux et un mari exceptionnel. C’est ce qui m’a sortie de ce brouillard, une journée à la fois.

J’ai fini par conclure qu’avec les conditions de travail actuelles, l’accumulation des réformes et le manque de ressources des hôpitaux, il me serait impossible de reprendre ma vocation tout en conservant une bonne santé. 

J’ai fait le choix déchirant de partir. J’avoue que c’est en larmes que j’ai remis ma démission à mon chef d’unité. Ce métier, je l’aimais. Et je l’aime encore. Je serai toujours infirmière. Mais plus jamais je ne serai forcée d’offrir des soins médiocres. Plus jamais je n’aurai honte de regarder mes patients dans les yeux. 

Notre système de santé est une prison pour les professionnels de la santé qui, comme moi, ont le feu sacré, ont la vocation de soigner.

Aujourd’hui, je vais bien, je suis rétablie et libre. Libre d’offrir des soins dignes de mon nom à mes patients, ou à mes clients si vous préférez. Le but de mon témoignage n’est pas d’inciter un exode des professionnels de la santé vers le domaine privé, ni d’attirer la sympathie. Encore moins de dénoncer les pratiques d’anciens collègues. Mon but est de démontrer une intégrité professionnelle, et de normaliser les sentiments et difficultés éprouvés par la majorité des infirmières. Vous n’êtes pas seules. Et nous ne sommes pas médiocres.

Nous sommes infirmières. Et ceci est mon témoignage.

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