ARTS VISUELS

Peter Doig, la peinture et Montréal

Chaque fois que le peintre Peter Doig débarque à Montréal, une seule question le préoccupe : est-ce que le Canadien joue en ville ce jour-là? Peter Doig, un Écossais de 55 ans, dont l’expo Nulle terre étrangère s’ouvre au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) le 25 janvier, est un fan fini du Canadien. Du Canadien de la grande époque des Guy Carbonneau et Chris Nilan, mais aussi du Canadien d’aujourd’hui, dont il suit tous les matchs, ou presque, depuis un ordinateur relayé à un écran géant à Trinidad, où il vit avec sa femme et leurs cinq enfants.

La tentation de peindre des scènes de hockey le taraude d’ailleurs depuis longtemps. Il a vu Le masque, fameux tableau de la série Bleu Blanc Rouge sur le hockey du peintre disparu Serge Lemoyne, mais il hésite. « C’est pas évident de transposer le hockey à la peinture, sans doute parce que l’art du hockey s’exprime le mieux sur la glace », ironise-t-il.

J’ai eu le bonheur de rencontrer Peter Doig en novembre, à Montréal, quelques heures avant qu’il n’assiste au match que le Canadien a remporté contre les Maple Leafs de Toronto.

La passion du hockey lui vient de l’enfance : de l’âge de 7 ans jusqu’à 19 ans, il a vécu à Baie-d’Urfé, puis à Foster, dans les Cantons-de-l’Est. Régulièrement, le jeune Doig débarquait au Forum de Montréal. Du haut des places debout payées trois fois rien, il regardait, fasciné, ses héros à l’œuvre.

Il se souvient encore du jour où, ti-cul, il est allé cogner à la porte d’Yvan Cournoyer, qui vivait près de chez lui, à Baie-d’Urfé. La rencontre fut tout sauf mémorable. « Je pense qu’il n’a pas apprécié que je le dérange chez lui », dit le peintre en rigolant.

Tout cela, évidemment, c’était il y a longtemps, avant que Peter Doig ne devienne un des peintres actuels les plus importants au monde, celui dont les tableaux se vendent le plus cher (entre 5 et 12 millions) et la vedette au MBAM de sa première expo en sol nord-américain depuis sa consécration, en 2008, par le Tate Modern de Londres.

En voyant Peter Doig se pointer dans le hall de l’hôtel du Vieux-Montréal, après une nuit d’insomnie en raison d’une vilaine toux, j’ai pensé à un bûcheron, sinon au grand frère de l’acteur Sylvain Marcel. Rien dans sa dégaine nonchalante, sa simplicité chaleureuse et sa chemise à carreaux sur de vieux jeans tapés ne trahissait sa réelle identité : celle d’une star mondiale de la peinture, décrite par les connaisseurs comme le prochain plus grand peintre vivant de son temps, après Gerhard Richter et une poignée d’autres.

Dans tous les articles à son sujet, il est question de sa naissance à Édimbourg, du transfert de son père, comptable en transport maritime, à Trinidad, puis à Montréal, de ses études à St-Martins, en Écosse, puis d’une maîtrise au Chelsea School of Art de Londres, où il aurait eu la révélation qui lui a dicté le chemin à suivre.

Mais en réalité, cette révélation, Peter Doig l’a eue à Montréal pendant les deux années (1987 à 1989) où il est revenu y vivre. Sa blonde du moment venait d’obtenir un poste à Montréal. Il a décidé de la suivre.

« À Londres, je commençais à être connu. J’avais des bourses, un atelier gratuit, la vie ne coûtait rien. C’était bien, mais je ressentais un besoin de changement, alors je suis parti à Montréal, où je me suis retrouvé sans le sou, sans aucun soutien financier et devant l’obligation de gagner ma vie. »

Doig n’a pas tardé à trouver du travail, mais sa peinture en a souffert.

« Je suis devenu un peintre du dimanche qui brassait de la peinture pour un directeur artistique à l’opéra qui ne me laissait même pas toucher aux toiles, raconte-t-il. Puis, j’ai eu un contrat de peintre scéno pour le film d’horreur The Amityville Curse. C’est là que j’ai été mis devant un choix : ou bien je continuais ma carrière en scénographie ou bien je lâchais tout pour devenir un peintre à temps plein. J’ai choisi la peinture. »

Doig est retourné en quatrième vitesse à Londres pour parfaire une maîtrise au Chelsea School of Art. 

« Jusqu’à ce moment-là, je n’avais pas de démarche, pas d’idées précises sur le type de peinture que je voulais faire. Mais le fait d’avoir été privé de peinture pendant trop longtemps a été bénéfique. Les idées se sont mises à débouler. Mes maîtres étaient toujours les mêmes : Matisse, Monet, Munch, mais pour la première fois, j’ai osé les citer en toute liberté dans mes tableaux, ce que je m’interdisais avant. »

Installé à Londres, au cœur de la grisaille urbaine, Peter Doig a choisi d’entrée de jeu des formats immenses. 

« C’était clair au départ que je n’allais pas faire des petits formats pour décorer des maisons », affirme celui qui s’est mis à peindre des paysages nus et enneigés inspirés en partie par les trajets d’autobus scolaires entre Foster et Knowlton qu’il faisait enfant.

Tempêtes de neige roses, lacs gelés, figures fantomatiques à bord de canots flottant en eaux troubles, les premiers tableaux de Doig qui font partie de l’expo du MBAM brillaient d’un faux naturalisme déstabilisant, comme peints par un Monet sur le crack. Doig les peignait à partir de souvenirs diffus, de gravures ou de cartes postales, mais en dénaturant le réel pour lui donner l’apparence d’un songe. 

En 1991, toujours à Londres, il peint White Canoe, un tableau aux couleurs éclatantes, structuré autour d’un canot d’un blanc inspiré d’une scène du film d’horreur Friday the 13th

En 2007, lors d’un encan chez Sotheby’s à Londres, la vente du tableau à un mystérieux collectionneur russe, pour la modique somme de 11 millions, crée une onde de choc dans le milieu de l’art. À l’époque, c’était la somme la plus élevée payée pour l’œuvre d’un peintre vivant, un record qui a depuis été battu, dont tout dernièrement avec la vente d’un tableau de Gerhard Richter pour 37 millions.

Reste qu’en 2007, Doig n’a pas touché un sou sur la transaction de 11 millions, puisqu’il s’agissait d’une vente sur le marché secondaire, mais sa cote a monté furieusement. 

« Comment je vois cet événement ? Comme une lutte entre deux milliardaires qui exhibent leur fortune. Le plus fort l’emporte, mais à la limite, cela n’a rien à voir avec la valeur de ma peinture. C’est sûr qu’une vente comme celle-là a mis de la pression sur mon travail, mais je ne peux rien y faire, sinon poursuivre ma démarche le plus sincèrement possible sans me préoccuper des courses aux enchères. »

En 2002, Doig a quitté Londres pour s’installer à Trinidad avec sa famille. Il y est encore et ne prévoit pas déménager de sitôt. Trinidad a changé sa façon de peindre.

« Comment ? Je peins plus directement ce qu’il y a devant moi. Il y a moins de distance. Ma série canadienne a été peinte à Londres. À Trinidad, au début, j’étais aveuglé par la patine de l’exotisme, même si j’ai toujours refusé de succomber à l’exotisme. Mon regard a changé avec le temps. C’est toujours un regard postcolonial, mais qui est plus émotif et psychique. »

À travers l’histoire de l’art, la peinture a connu plusieurs morts et plusieurs enterrements. Dès l’invention de la photographie, on a cru à tort que c’en était fini. Puis Marcel Duchamp, de retour d’une visite dans une foire aéronautique, a décrété que la peinture était morte, car qui pourrait faire mieux qu’une hélice ou un avion ? Plus tard, l’émergence de l’art conceptuel a failli tuer la peinture pour de bon. Et pourtant, la peinture a résisté envers et contre tous. Les peintres aussi. Peter Doig en est un des plus brillants exemples.

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