Radio-Canada doit résister

« Certaines idées deviennent-elles taboues ? » C’est la question que posait le chroniqueur Simon Jodoin à l’émission Le 15-18, animée par Annie Desrochers, à la radio de Radio-Canada. Force est de constater que, pour le CRTC, la réponse est malheureusement oui.

Dans la chronique de Simon Jodoin, diffusée en août 2020, il était question d’une professeure de l’Université Concordia qui avait eu le malheur de citer en classe le titre du livre de Pierre Vallières Nègres blancs d’Amérique. Outrés, des étudiants avaient signé une pétition pour qu’on lui retire son cours.

La thèse de Simon Jodoin : en effaçant les mots offensants, on risque d’effacer les idées et les discussions elles-mêmes. Pierre Vallières a sans doute versé dans l’exagération en comparant la classe ouvrière canadienne-française aux descendants des esclaves afro-américains. Ça se discute. Enfin, ça se discuterait, si on ne s’arrêtait pas au titre honni de son brûlot.

En 6 minutes 27 secondes, Simon Jodoin et Annie Desrochers ont prononcé le mot tabou à quatre reprises, a minutieusement calculé le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC).

À aucun moment ils n’ont dérapé. Le ton était professionnel. Le sujet, pertinent. Seulement, ils ont prononcé le mot. Quatre fois.

Pour ça, Radio-Canada devra présenter des excuses publiques, a tranché le CRTC, mercredi, dans une décision où le mot en question apparaît en toutes lettres… à 15 reprises !

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Incohérent, vous dites ? Vous n’avez encore rien lu.

Le CRTC « n’est pas un bureau de censure ; il ne réglemente pas le bon goût, et il n’a pas pour mandat de dicter à un radiodiffuseur ce qu’il peut diffuser ou interdire à une émission avant sa diffusion ».

Qui a écrit ces mots pleins de bon sens ? Eh oui, le CRTC lui-même, dans une décision rendue en 2007.

Deux ans plus tard, le CRTC précise qu’il « n’entend conclure que la limite à la liberté d’expression a été franchie que dans des cas d’excès flagrant. Lorsqu’il n’est pas évident qu’il y a manquement aux exigences réglementaires, le Conseil tranchera en faveur de la liberté d’expression ».

Et voilà que le CRTC fait le contraire. Il tranche en faveur du plaignant, en dépit de toute logique.

« La majorité a erré sur les questions juridiques centrales à l’appréciation de la plainte. »

— Caroline J. Simard, vice-présidente à la radiodiffusion du CRTC, dans une opinion minoritaire cinglante

« En l’espèce, écrit Caroline J. Simard, ni la Charte canadienne des droits et libertés ni les dispositions applicables en matière de radiodiffusion ne protègent le droit de ne pas être offensé du plaignant. »

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Radio-Canada n’a pas le choix : elle doit contester cette décision absurde. Au nom de la liberté d’expression, bien sûr, mais aussi de l’intégrité journalistique et de l’indépendance éditoriale du diffuseur public.

Dans sa décision, le CRTC mentionne que la Société d’État a « la responsabilité de diffuser des émissions conformes en tout temps aux normes établies par la société ». Cette folie ne s’arrêtera pas avec le « mot commençant par un N ». Si Radio-Canada plie l’échine, l’alphabet au complet risque d’y passer.

« La décision de la majorité ignore la liberté de la presse et, à mon avis, l’étouffera », prévient la conseillère Joanne T. Levy dans une deuxième opinion minoritaire, tout aussi critique que la première.

« Au fur et à mesure que la société évolue, comment cette décision va-t-elle supprimer l’expression ? Quels autres mots et idées seront considérés comme problématiques ? »

— Joanne T. Levy conseillère, s'interrogeant sur la dérive à venir

Combien de journalistes n’oseront plus aborder de sujets potentiellement explosifs ? Combien s’autocensureront pour s’éviter des problèmes ?

On repense à la thèse de Simon Jodoin : à vouloir effacer les mots, on risque d’effacer les discussions. À Radio-Canada, c’est très précisément ce qui risque de se produire.

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Discuter, bien sûr, ne veut pas dire crier un mot offensant, insultant et déshumanisant sur tous les toits. On ne fait guère preuve de courage à le répéter ad nauseam sur les réseaux sociaux ni à le brandir comme l’étendard (douteux) de la liberté d’expression.

Il ne s’agit pas de nier que ce mot fait mal. Et pourtant, chaque fois que ce foutu débat refait surface, on dirait que c’est plus fort que nous : tout le monde prend le mors aux dents. Et personne ne songe à enlever ses œillères.

Si seulement on arrivait à avoir une discussion franche, apaisée. Si on s’écoutait un peu, pour changer.

On finirait par admettre que, oui, l’expression « nègre blanc », volontairement choquante, peut… choquer certains membres de la communauté noire. Même si Pierre Vallières a connu la misère. Même s’il se disait allié des Black Panthers.

Dans sa chronique, Simon Jodoin a fait valoir qu’il ne s’agissait pas d’une simple comparaison, mais d’une « addition des forces ». L’idée de l’ex-felquiste, c’était de créer « un projet révolutionnaire commun avec tous les peuples opprimés » afin de détruire l’impérialisme fondateur de l’Amérique.

En rédigeant son bouquin, en détention à New York, Vallières cherchait donc à unir les Canadiens français, les Noirs, les Autochtones, les Mexicains…

On peut dire que c’est raté. Cinquante ans plus tard, ce livre (et son titre) n’en finit plus de nous diviser.

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