La place du droit dans le débat
Il existe des arguments juridiques très raisonnables à faire valoir pour établir un juste équilibre entre la volonté de la majorité de voir reconnue la laïcité de l’État, et le souci de ne pas enfreindre déraisonnablement les droits individuels des croyants. Mais le gouvernement Legault parle de ces arguments comme de lubies d’avocats qui ne comprennent rien à la démocratie.
Bien sûr, l’inquiétude vécue par une majorité de Québécois devant la transformation rapide du monde qu’ils connaissaient, ou devant l’instrumentalisation de l’islam par des groupes terroristes, doit être prise au sérieux. Il en va de même de son désir légitime de voir reconnue la séparation de la religion et de l’État. Mais affirmer, comme le fait le projet de loi, que cette même majorité possède des « droits collectifs » – plutôt qu’un pouvoir – qui l’autorisent à se protéger contre des minorités pacifiques tient du machiavélisme.
Les « droits » ont été pensés comme des mécanismes de protection à l’encontre d’une autorité plus forte que soi, et non pour justifier l’autorité du puissant à l’encontre du plus faible.
Le gouvernement profite du fait que ces nuances juridiques ennuient la majorité des gens. C’est trop compliqué. La majorité veut passer à autre chose. Elle exige donc le respect de la volonté démocratique du peuple. Quand leurs droits individuels ne sont pas touchés, ceux qui forment la majorité ne voient dans la démocratie qu’un mécanisme de décision où le principe majoritaire permet de trancher un débat. Ils ont peu de patience pour l’autre face de la démocratie, c’est-à-dire la démocratie comme mécanisme de justification. Celui-ci suppose l’existence d’institutions comme les tribunaux où, quand les droits des minorités sont en danger, la délibération fondée sur la présentation de faits et d’arguments rationnels est privilégiée.
Les tribunaux ne sont pas infaillibles, loin de là ; mais les impressions et les émotions n’y ont pas la place qu’elles ont ailleurs. Ils peuvent contribuer aux débats démocratiques en donnant une voix à ceux qui n’en ont pas et qui, jusqu’à preuve du contraire, font partie de la « nation québécoise » à laquelle fait référence le projet de loi.
On ne veut plus entendre parler de la perspective juridique parce que, dit-on, ce débat doit être tranché uniquement par le politique. Soit, mais le politique aujourd’hui, lorsque le parti au pouvoir détient la majorité des sièges et que le recours à une clause dérogatoire est possible, se résume en grande partie à la volonté du premier ministre et de sa garde rapprochée.
Mais le peuple, me rétorquera-t-on, n’est-il pas celui qui doit délibérer au sujet de ces questions délicates ? En général oui, mais l’histoire enseigne que la majorité a bien peu de temps à consacrer aux revendications des minorités.
Ce qui est malheureux, c’est qu’on pourrait concilier sans difficulté le rôle des tribunaux avec le désir du gouvernement de satisfaire aux attentes légitimes de la majorité.
Actuellement, le projet de loi interdit d’avance aux tribunaux de se prononcer sur la question de l’équilibre à établir entre la volonté de la majorité et les droits individuels des croyants. On oublie que le gouvernement pourrait tolérer l’intervention des tribunaux, dont les raisonnements fondés sur une perspective juridique viendraient alimenter le débat démocratique. Si leurs décisions déplaisaient vraiment à la majorité, le gouvernement pourrait alors recourir à la clause dérogatoire. On pourrait en outre rendre plus légitime le recours à cette clause, comme je tenterai de le démontrer dans un autre texte.
Malgré le souhait de l’actuel gouvernement, on ne peut jamais complètement échapper à l’emprise du droit. Les tribunaux québécois et même la Cour suprême peuvent être muselés, mais la question des droits et libertés échappe aujourd’hui au pouvoir plénier de l’État québécois. Celui-ci est tenu de respecter les traités internationaux auxquels le Canada et lui-même ont adhéré.
Si le gouvernement québécois refuse d’entendre le discours juridique, il court le risque d’être condamné une seconde fois par le Comité des droits de l’homme de l’ONU pour avoir contrevenu au Pacte relatif aux droits civils et politiques. C’est ce qui lui est arrivé lorsque cette juridiction onusienne a jugé que l’imposition de l’unilinguisme français en matière d’affichage commercial contrevenait à la liberté d’expression garantie par le Pacte (Ballantyne, Davidson et McIntyre c. Canada, communications 359/1989 et 385/1989, CCPR/C/47/D/359/1989, le 5 mai 1993). Chose importante, le comité a jugé que la clause dérogatoire contenue dans la loi 178 ne l’empêchait pas d’entendre l’affaire.
Bref, le premier ministre Legault peut répéter tant qu’il le veut que Robert Bourassa a eu recours à la clause dérogatoire. Il devrait cependant rappeler que cela n’a pas été sans dommages pour le Québec.