Chronique

La victoire de Dieudonné

La France croit-elle vraiment aux libertés publiques ? Dans quelle autre démocratie constitutionnelle les politiciens réussissent-ils à faire interdire des spectacles ?

La chose est évidemment impensable au Canada. Jusqu’à jeudi, la chose paraissait tout aussi impossible en France également. Malgré les tentatives répétées des autorités françaises d’interdire de scène le triste Dieudonné, les juges français s’étaient unanimement tenus debout. Neuf fois, les tribunaux français ont annulé ou suspendu des interdictions de spectacle décrétées par des maires ou des préfets.

La raison en est évidente : la liberté d’expression, garantie dans la Constitution, ne permet pas d’empêcher un spectacle ou un rassemblement sans motif valable.

Cette jurisprudence vient d’être jetée aux orties par le Conseil d’État, plus haute instance de justice administrative en France, reniant apparemment ses propres précédents.

Dans deux décisions rendues en catastrophe jeudi et hier, le Conseil d’État s’est rendu aux arguments du gouvernement français. C’est au nom d’un mélange de vagues craintes pour la sécurité publique et d’atteintes possibles à la dignité humaine qu’on maintient l’annulation des spectacles.

C’est peut-être moins de la liberté d’expression que de l’indépendance judiciaire en France qu’il faut s’inquiéter… L’empressement à donner raison au gouvernement, sans motifs convaincants, n’est pas rassurant.

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Il ne fait pas de doute qu’on tient en Dieudonné un authentique antisémite, lui qui multiplie les attaques contre les personnalités juives et les « blagues » répugnantes (dont sa chanson Shoah nanas, vous voyez le genre).

La justice française l’a par ailleurs condamné neuf fois pour incitation à la haine raciale. (L’infraction n’existe pas ici. Le seul crime s’en approchant est la propagande haineuse, qui suppose une incitation publique à la haine contre un groupe identifiable… susceptible d’entraîner des troubles concrets.) On peut craindre qu’il ne récidive.

Mais est-ce assez pour le bannir de toutes les scènes de France ?

Pour le ministre français de l’Intérieur, Manuel Valls, il semble que oui. Le 6 janvier, il a émis une circulaire appelant tous les préfets de France à faire interdire le nouveau spectacle de Dieudonné.

À Nantes, le préfet a obtempéré et interdit le spectacle prévu pour jeudi. Comme d’habitude, Dieudonné a contesté la décision devant un juge administratif. Comme d’habitude, un premier juge a annulé cette décision, estimant qu’une crainte théorique de voir l’ordre public troublé ne suffisait pas. Il n’y a aucune preuve de menaces d’attentats ou d’émeute. Il y a par ailleurs des moyens policiers simples de faire face à la situation.

Aussitôt, le ministre a fait appel devant le Conseil d’État, qui lui a donné raison. L’argumentaire est très mince : le risque de « troubles à l’ordre public » lui semble suffisamment établi… mais il ne s’appuie que sur les craintes exprimées par les autorités.

M’est avis que cette censure risque bien davantage de troubler l’ordre public. Dieudonné n’en sera que plus populaire.

Jusqu’à quand sera-t-il banni ? Pour toujours ? Juste « au cas où » ? Ça n’a évidemment aucun sens, ni juridiquement ni politiquement.

En démocratie, les idées fausses doivent être combattues dans l’espace public, pas par la censure. Et sauf menace grave, la répression des propos excessifs se fait a posteriori, pas de manière préventive.

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Chez nous, un groupe de jeunes chrétiens avait tenté, en 1978, de faire interdire la pièce Les fées ont soif, présentée au Théâtre du Nouveau Monde. Il s’agissait d’une charge contre la misogynie de l’Église catholique qu’ils jugeaient blasphématoire. Leur cause a été rejetée par la Cour d’appel, essentiellement parce qu’un groupe diffus (« les catholiques ») n’a pas de droit à la sauvegarde de sa réputation.

Le cas des imams qui devaient participer à un rassemblement au Palais des congrès est différent : il s’agissait d’étrangers, qui n’ont aucun droit fondamental à être présents au Canada. Le pays hôte a le droit d’établir ses propres règles et de refuser l’accueil des personnalités connues pour leurs propos intolérants, même au nom de la sécurité publique. C’est une affaire d’immigration, et non de liberté d’expression.

On peut penser également à l’affaire Louis Champagne, cet animateur de radio du Saguenay, qui avait pris pour têtes de Turc le cégep de Jonquière et son directeur. Ceux-ci avaient obtenu une injonction pour l’empêcher de parler d’eux en termes diffamatoires.

La Cour d’appel a cassé cette injonction, estimant qu’on ne peut interdire des propos inconnus à venir, en particulier dans des domaines d’intérêt public. À moins d’avoir la certitude de l’illégalité et de la gravité des propos à venir, ce qui n’arrive à peu près jamais.

Bref, même si ça peut être fastidieux, c’est après coup qu’on peut tenter d’obtenir un redressement des tribunaux.

Si la liberté d’expression ne servait qu’à protéger les propos consensuels et de bon goût, on n’aurait pas eu besoin de la garantir dans la Constitution.

Et si l’on a un peu confiance en la raison humaine, sauf propos visant à déclencher la violence, la censure n’est pas la solution.

C’est en fait un pitoyable aveu de faiblesse démocratique.

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