Le monde comme il va

Ce qui ne se nomme pas

Appelons ça une forme d’art numérique. C’est né avec le web et c’est devenu une forme d’expression : une personne tient une feuille, sur cette feuille, il y a ses mots, écrits à la main.

C’est le procédé qui a donné des visages au mouvement Occupy Wall Street : des milliers d’internautes anonymes ont ainsi raconté comment ils étaient floués par l’économie post-krach de 2008.

« Nous sommes les 99 % », dénonçaient-ils, pour exprimer l’injustice d’une économie scrappée par une minorité d’oligarques, le 1 %.

En cette ère où chacun peut parler directement à l’univers, par l’entremise de Facebook ou de YouTube, la puissance du procédé tient peut-être à sa simplicité, à ces mots écrits à la main.

La façon de faire a fait des petits – pas toujours avec la même puissance – un peu partout sur le web, pour porter divers messages.

Project Unbreakable participe du même procédé. Lancée en 2011, la série montre des victimes d’agressions sexuelles photographiées par l’Américaine qui a démarré le projet, Grace Brown. Unbreakable, indestructible…

Le site américain BuzzFeed y a fait écho, il y a quelques semaines, ce qui a propulsé Project Unbreakable vers un véritable statut viral.

Elles sont là, le visage caché ou à découvert. Elles tiennent une feuille. Sur cette feuille, des mots : ceux que les agresseurs ont prononcés avant, pendant ou après le viol. Parfois, les victimes ajoutent un commentaire de leur cru.

« Impossible que tu sois vierge. Tu as déjà fait ça avant. »

Coach de tennis, 48 ans

J’avais 15 ans.

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« Je t’aime. Pourquoi pleures-tu ? »

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« Tourne-toi et tais-toi. C’est juste un jeu. »

— Lui

J’avais 5 ans.

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« Tu n’es rien. Tu devrais me remercier. »

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« La magie, c’est ça. »

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« Chut. Tu ne peux pas dire non, maintenant. »

Je lui ai donné un coup de pied au visage.

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« Pis, aimes-tu ça ? »

— Mon père

Après que je l’eus dénoncé, j’ai perdu la moitié de ma famille.

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« Si tu le dis, tu vas être dans le trouble, comme moi. »

— J’avais 13 ans, il en avait 50

Il a été condamné à 33 ans de prison.

***

Page après page de témoignages du genre sur le site de Project Unbreakable. Des femmes, surtout. De tous les âges, de toutes origines, grandes, petites, minces, boulottes, hétéros ou pas. Des centaines de témoignages silencieux.

On sort de Project Unbreakable avec un cafard lancinant, parce qu’on ne peut pas lire ces témoignages sans se dire qu’il y a quelque chose de tordu dans le logiciel interne de l’Homme.

Mais il y a tout de même quelque chose de grand, de beau dans ces victimes qui témoignent. Et qui témoignent, bien souvent, à visage découvert de ce traumatisme qui les hante encore.

Le sous-titre de Project Unbreakable est « The Art of Healing », l’art de la guérison. Et en regardant les photos des victimes de Project Unbreakable, en lisant leurs témoignages, je me suis souvenu du livre du reporter français Jean-Paul Mari, Sans blessures apparentes. Habitué des zones de guerre, Mari a subi un choc post-traumatique en Irak quand, en 2003, un collègue est mort devant lui, déchiqueté par l’obus d’un blindé américain.

Ce qu’a vécu Jean-Paul Mari n’était pas un viol. Mais son choc post-traumatique s’apparente à celui que peuvent vivre les victimes d’agression sexuelle. Et dans son récit magnifique, le journaliste explore la façon dont on peut surmonter un événement traumatique. Quand j’ai interviewé Mari, il avait insisté sur l’importance de parler de l’événement traumatique. De nommer les choses. Et de les nommer encore. De nommer l’indicible, ce qui ne se dit pas.

« Parler, m’avait-il dit, c’est emprunter le chemin de la guérison. »

Ça semble facile à faire. Mais c’est en fait quelque chose de si difficile à faire que bien des gens, après un traumatisme sans blessures apparentes, finissent par en mourir. Parce que ça ne sort pas. Parce que ça ne se dit pas. Parce que ça ne se nomme pas.

C’est ce qui fait la puissance de Project Unbreakable. Ces victimes, devant nous, arrivent à exprimer l’indicible.

« JE SUIS INDESTRUCTIBLE »

L’initiative de Grace Brown fait des petits. « Depuis des années, dit Tanya St-Jean, je cherche une voix, un exutoire qui aiderait des gens qui, tout comme moi, vivent dans le silence et le secret la violence de l’agression sexuelle. Il y a deux semaines, j’ai reçu la claque de l’inspiration : Project Unbreakable. »

Tanya a eu vent de Project Unbreakable par les médias sociaux. Épaulée par deux amies, Fannie Boisvert St-Louis et Roxanne Guérin, elle a décidé de lancer un volet québécois du projet, en invitant des victimes d’ici à raconter leur agression. C’est ainsi que « Je suis indestructible » est né.

L’initiative québécoise est un peu différente, cependant : elle ouvre l’expérience à d’autres formes d’expression artistique, comme des poèmes, des capsules vidéo et la peinture.

« L’objectif est de rendre l’expérience le plus libératrice possible, un exutoire qui permette à la victime de se réapproprier son corps, une partie de sa vie, de sa dignité », dit Tanya.

Tanya, Fannie et Roxanne ont commencé par solliciter des témoignages dans leurs cercles d’amis immédiats. Puis, grâce aux médias sociaux, le mot s’est passé et Je suis indestructible a commencé à apparaître dans les fils Facebook et Twitter, cette semaine…

« Si tu ne l’as pas vécu, tu ne peux pas savoir c’est quoi, dit Fannie Boisvert St-Louis. Voir ces photos, lire ces mots, et parfois même voir un visage et son émotion, c’est vraiment puissant. Le viol est encore un tabou. Et il n’y a pas d’endroit où les femmes peuvent s’exprimer. »

Tanya voit dans Project Unbreakable et dans le volet québécois qu’elle propose un exemple de la puissance rassembleuse du web. « Parce qu’en unissant nos voix, nous brisons le secret, le tabou. Parce que le web offre aux personnes l’occasion de dénoncer leurs agressions – en plus d’être appuyées, soutenues par des centaines de personnes, des personnes qui ne se connaissent pas entre elles, mais qui portent le même combat. »

Project Unbreakable : http://projectunbreakable.tumblr.com

Projet Je suis indestructible: http://jesuisindestructible.tumblr.com

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Un succès viral

« Comment expliquer le succès viral de Project Unbreakable ? Tout simplement : il y a clairement un besoin. C’est un tabou qui mérite d’être démystifié et d’être brisé à grands coups d’empowerment… De voir à quel point les victimes s’extériorisent et reprennent le contrôle de leur vie, en dominant leur agresseur. »

— Tanya St-Jean, cofondatrice du site Je suis indestructible

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Aider pour mieux s’aider

Valérie Maltais, 36 ans, a été agressée à l’âge de 13 ans. Elle a fourni ce collage au site Je suis indestructible.

« Quand je suis tombée sur Indestructible, je savais que ça ne me bouleverserait pas. Et que ça pourrait aider. Avec mon collage, je sens que je peux aider. Se rendre utile, c’est se redonner de la valeur. Avoir vécu ça, c’est tellement oppressant qu’on remet en question ses propres qualités. »

« J’y vois une communauté de gens qui se comprennent et qui, malgré leurs différences dans l’expérience, ont vécu la même chose. Il y a les images de gens qui, comme moi, il y a des matins où ça va moins bien. C’est tellement insensé, une agression. »

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Mouvements de dénonciation

« Aux États-Unis, ces derniers temps, il y a eu beaucoup d’histoires d’agressions sexuelles, dans des groupes de jeunes, sur des campus. Parallèlement, il y a eu une montée des mouvements de dénonciation de la violence sexuelle et de sa banalisation. »

— Fannie Boisvert St-Louis, cofondatrice du site Je suis indestructible

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