Être introverti en 2013

La revanche des discrets

À la Société des arts technologiques, un jeudi matin de février dernier, Susan Cain foule la scène devant la foule conquise de la journée OFF Infopresse. Une introvertie assumée qui confie avoir jadis été pétrifiée par l'idée de prendre la parole devant un public, Mme Cain dégage assurance, aplomb et confiance en ses idées.

Normal : depuis un an, cette jolie quadragénaire est sollicitée de toutes parts. Dans les conférences TED comme dans de grandes entreprises et des écoles, on l'invite à exposer son point de vue à contre-courant, sur l'urgence de reconnaître les qualités des introvertis dans un monde devenu totalement axé sur la représentation extérieure et la «pensée de groupe».

«Levez la main, ceux qui se qualifient d'introvertis», lance-t-elle au public qui répond à l'affirmative dans une proportion de 60 %. Rappelons que les participants à la journée Infopresse sont des professionnels du monde de la publicité et des communications, milieu réputé pour son exubérance.

«Dans la dernière année, j'ai reçu plus d'un millier de lettres de la part de lecteurs qui ont perçu mon livre comme une incitation à s'accepter tel qu'on est», indique la New-Yorkaise, qui a accordé à La Presse une entrevue lors de son passage éclair à Montréal.

Si l’attrait pour la solitude et le calme des introvertis paraît si curieux ou anachronique, c'est que ceux-ci ont eu la mauvaise d'idée de naître à une époque qui ne leur est pas très hospitalière. Au tournant du siècle dernier, le modèle extraverti est devenu un idéal culturel, pour des raisons conjoncturelles. «La montée de l’industrialisation en Amérique a été une force majeure derrière cette évolution culturelle. La nation est rapidement passée de société agricole à un monde urbanisé», écrit-elle. 

De nos jours, la glorification de la personnalité triomphante, des opinions audibles, du sourire éclatant et des habiletés de vendeur a atteint son apothéose. Sans parler des réseaux sociaux qui permettent de constamment exister à la «troisième personne». Pour illustrer l'ampleur du «culte de la personnalité» aux États-Unis, Mme Cain raconte dans son essai son immersion dans un séminaire de trois jours du célèbre coach Anthony Robbins, où des disciples en délire déboursent des milliers de dollars pour apprendre à cultiver leur charisme dans une ambiance survoltée par une musique dance et la présence sur scène du roi de la pensée positive. Une formule qui convient peut-être à Bill Clinton ou à Oprah (des extravertis notoires). Mais ceux qui, comme Warren Buffet ou J. K. Rowling, préfèrent le silence contemplatif pour se ressourcer seront vite écrasés par tant de «sur stimulation».

«De nos jours, nous avons tendance à croire qu'en devenant plus extravertis, nous devenons de meilleures personnes», écrit cette ex-avocate de Wall Street convertie en essayiste, qui a aussi utilisé comme terrain de recherche la Harvard Business School, où la socialisation est un «sport extrême».

Une femme d'intérieur 

Elle-même mariée à un être extraverti, Susan Cain n'est pas en croisade contre le type dominant de notre époque, précise-t-elle. Elle souligne aussi qu’introversion ne signifie pas timidité ou attitude antisociale. Seulement, elle prône un monde où pour chaque Mark Zuckerberg introverti, il y aurait une Sheryl Sandberg extravertie qui équilibrerait la donne. Une sorte de «yin yang» de l'extraversion/introversion qui, selon ses recherches, existe déjà dans le monde animal. «Des expériences menées sur des poissons ont démontré que, chez une même espèce, certains étaient plus enclins à être curieux et audacieux, alors que d'autres se montraient plus prudents. Mais les deux avaient leurs forces et leurs faiblesses. »

Susan Cain cite Albert Einstein, Steve Wozniak, Philippe Starck, Gandhi et Rosa Parks comme illustres introvertis qui ont accompli de très grandes choses dans le silence, la délicatesse ou la solitude. Dans cette même foulée, elle déboulonne une idée qui a la vie dure dans les entreprises : le mythe du remue-méninges (brainstorm) comme générateur d'idées fondé sur l'idée fausse que «plusieurs têtes valent mieux qu'une».

«Des années de recherche ont démontré que le brainstorming ne fonctionne pas. Avant de les convoquer en réunion, il est préférable d'inviter les individus à réfléchir à des idées, afin d'arriver mieux préparés.» Susan Cain exprime aussi doutes et réserves sur l’efficacité des espaces de travail ouverts, où tous les employés sont en constants contacts les uns avec les autres. «Vous vous attendez peut-être à ce que je suggère que nous devrions tous travailler en solo. Je crois beaucoup dans le potentiel des rencontres informelles entre individus d’une même boîte. Cependant, je pense que la révérence que nous vouons, à notre époque, aux espaces ouverts est horrible pour la condition humaine. Google, par exemple, a pensé des espaces fermés et divers types de zones, avec divers degrés de stimulation.» 

Forte de plusieurs résultats de recherches comparatives entre introvertis et extravertis, Susan Cain consacre aussi un chapitre de Quiet aux enfants introvertis, qui sont pénalisés par un modèle éducationnel qui favorise la coopération. «Ce genre d’environnement scolaire peut s’avérer hostile, surtout pour un enfant introverti qui préfère travailler de façon intensive sur un projet qui lui tient à cœur, ou encore passer du temps avec un ou deux amis, plutôt qu’en groupe.»

«L’amour est essentiel, la sociabilité est optionnelle», conclut Mme Cain, qui nourrit régulièrement son blogue sur son sujet de prédilection. Elle a même créé un Manifeste de l’introverti et un jeu-questionnaire qui confirme notre appartenance (ou non) à cette catégorie en phase d’affirmation. Bientôt, un défilé de la fierté introvertie? Probablement pas. Plutôt, une journée internationale du silence et de la réflexion, dans un monde qui parle sans cesse.

Le blogue de Susan Cain : thepowerofintroverts.com

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