CHRONIQUE

Les leçons de Blanche

« Les garçons étaient debout sur leur chaise, ça criait, ça tirait des brosses. J’étais la troisième professeure qu’on envoyait dans cette classe de sixième, pour essayer d’en venir à bout. J’avais deux options : soit je criais plus fort qu’eux et je me rendais ridicule, soit je trouvais une autre façon. »

Voici ce qu’elle a trouvé.

« J’ai pris un livre, j’ai lu. Après un bout de temps, ça s’était calmé un peu, mais ça criait encore. Je me suis levée, je leur ai dit : "C’est dommage, j’étais contente de vous voir, on aurait pu être heureux. On aurait appris des choses." Et je suis partie. Je suis allée à la salle des professeurs. »

Un élève est venu la chercher par la main, littéralement. « Il m’a dit : "Madame, on veut vous avoir." Et ils ont fait une belle année. »

Des histoires comme ça, Blanche Gilbert-Demers en a des dizaines à raconter. Je l’ai rencontrée cette semaine chez elle, dans l’appartement qu’elle habite depuis 1964. La dame a 96 ans.

Blanche avait 24 ans lorsqu’elle est devenue institutrice, presque par hasard. Un ami de la famille lui a proposé d’enseigner, elle s’est dit pourquoi pas. « Au début, j’étais trop sévère. Je disais : "Va à ta place, assieds-toi, tais-toi." » En parlant, elle frappe sur sa table de bois. « Bang, bang. »

Elle a vite compris que ça ne marchait pas. « Je me suis dit que je devais commencer par m’interroger moi-même. Mon père était un colonel de l’armée, la méthode autoritaire, c’est la seule que j’avais connue. »

« Il me fallait trouver une façon d’enseigner sans chicaner sans arrêt les enfants. Je voulais les valoriser. » — Blanche Gilbert-Demers

C’était avant les manuels de pédagogie moderne.

C’était dans les années 40 et 50, les sœurs à cornette venaient encore remettre les bulletins dans les écoles.

Blanche a suivi son pif, elle parle de « gros bon sens ». C’est plus que ça. Blanche aimait les enfants comme s’ils étaient les siens, elle n’en a jamais eu. « L’école, c’est le prolongement de la famille. Il faut faire passer l’enfant avant toi-même. Il n’y a pas juste le côté académique, il faut lui donner le goût d’apprendre. »

Comme ce gars-là, en cinquième année B. « Au premier cours, il tapait son étui à crayons sur son bureau pendant que je parlais. Toc, toc, toc, il n’arrêtait pas. Je me suis demandé comment je pouvais le faire réfléchir, au lieu de le punir. Je lui ai demandé d’aller faire une commission chez le directeur et, pendant qu’il était parti, j’ai dit aux autres élèves : "Votre copain, il n’est pas méchant, il a peut-être un problème, peut-être de la peine." »

Sa mère était morte pendant l’été.

Le gars était révolté, il cassait des vitres de l’école, la police devait parfois le rappeler à l’ordre. Blanche a fait un pacte avec la classe. « On va l’aider, et vous allez m’aider. Vous allez lui donner des responsabilités, moi aussi. »

Blanche et les autres élèves l’ont pris en main, à son insu. Il est entré dans le rang, a réussi ses examens. À la fin de l’année, Blanche a demandé aux élèves de rédiger une dernière composition, sur les vacances. Le gars a écrit ça : « J’ai eu une bonne institutrice et un bon directeur. […] C’est ma plus belle année scolaire. L’an prochain, je voudrais passer une autre bonne année." »

Elle a été moins bonne. « J’ai appris qu’il a fini par décrocher. »

Dans une boîte en métal noir, de la grosseur d’une boîte à souliers, Blanche conserve précieusement ses papiers importants. À l’intérieur, une douzaine d’enveloppes blanches, identifiées par leur contenu. Elle a ouvert la boîte, a sorti une enveloppe marquée d’un seul mot : « Souvenirs ». Elle a sorti la composition de l’élève, me l’a tendue. « Je l’ai toujours gardée. »

Elle se souvient aussi de cet autre élève, qui faisait une faute aux trois mots. « Dans sa première composition, il a fait 18 fautes. Je lui ai dit, pour qu’il s’améliore, on va arrêter de compter les fautes, on va compter les fautes en moins. Ça l’encourageait. Dans sa dernière composition, il a fait trois fautes. »

Une dernière histoire, ma préférée. « Un jour, une mère m’appelle pour me dire que, si son garçon boude, qu’il est renfrogné, c’est parce qu’il s’imagine qu’il n’est pas aimé, parce qu’elle ne l’a pas porté, parce qu’il est adopté. »

Blanche a eu une idée. « Dans ma catéchèse, j’ai expliqué aux élèves qu’il y avait deux façons de porter un enfant, dans son sein et dans son cœur. Le petit gars me regardait avec de grands yeux. Il s’est levé d’un bond et il s’est exclamé : "Moi aussi, ma mère m’a porté, elle m’a porté dans son cœur !" »

Le petit gars n’a plus jamais boudé. « Il s’est senti désiré. Qu’est-ce que c’est, de rendre un enfant heureux ? »

C’est toute la différence du monde. « Quand on enseigne aux enfants, il faut tout d’abord établir un contact. Il faut les écouter, les valoriser. Il faut leur dire : "Ce n’est pas toi, ça, tu es plus fin que ça, tu peux faire de grandes choses." »

Leur tendre la main, plutôt que leur taper sur les doigts.

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